1902 – L’étranger

image_pdfvedi in PDF

Titre original : Lontano (également traduit ultérieurement sous le titre Au loin). Première publication dans la Nuova Antologia, 1er et 16 janvier 1902 ; reprise dans le recueil Bianche e nere (Blanches et noires), Turin, Streglio, 1904 ; rassemblée dans Novelle per un anno, La Mosca (Nouvelles pour une année, La Mouche), Florence, Bemporad, 1922, vol. V. I

In Italiano – Lontano (1902)

««« Pirandello en Français

.

L’étranger
Giovanni Fattori (1825 – 1908), Coucher de soleil sur la mer, 1890. Immagine dal Web.

L’étranger

I

Cherche que tu chercheras, impossible de mettre la main sur le moindre vêtement… Pietro Milio (Don Paranza [La parenza est un gros bateau de pêche. (Note du correcteur – ELG.)], comme on le surnommait dans le pays) lançait à tous les échos son juron favori : « Porco diavolo », sans y trouver le soulagement espéré. Pour mieux décharger sa bile, il s’approcha de la cloison qui séparait sa chambre de celle de sa nièce Venerina :

– Tu dors, hurla-t-il. À ton aise… Reste au lit jusqu’à midi si ça te plaît. Mais je te préviens que ton imbécile d’oncle ne te rapportera pas de poissons d’aujourd’hui…

C’était la vérité vraie… Don Paranza, ce matin-là, n’irait pas à la pêche, ainsi qu’il faisait chaque jour depuis des années. Il lui fallait – porco diavolo – s’habiller « en dimanche », comme il disait, en sa qualité de vice-consul de Suède et Norvège. Et cette Venerina, parfaitement au courant, depuis la veille, de l’arrivée d’un bateau norvégien, ne lui avait sorti ni chemise empesée, ni cravate, ni jumelles, ni redingote, rien de rien.

En fait de chemises, dans les deux tiroirs du haut de la commode, il avait trouvé des cafards que l’épouvante avait mis en fuite :

– Ne vous dérangez pas ! Ne vous dérangez pas !… Et pardon de l’indiscrétion !

Dans le dernier tiroir, une chemise, la seule et l’unique, amidonnée depuis une éternité, dont l’empois avait jauni. Don Paranza la sortit du tiroir du bout des doigts, avec toute espèce de précautions : il redoutait que les insectes des deux étages supérieurs n’y eussent élu domicile. Son regard tomba sur le col, le plastron et les poignets effilochés :

– Allons, bon ! fit-il, voilà que la barbe leur a poussé, maintenant !

Et il les frotta avec un bout de bougie pour égaliser les fils.

Il était évident que les autres chemises blanches (il ne devait pas y en avoir beaucoup !) attendaient depuis des mois dans la corbeille au linge sale les navires marchands de Suède et de Norvège.

Vice-consul de Suède et Norvège à Port-Empédocle, Don Paranza faisait, en même temps, fonction d’interprète sur les rares bateaux Scandinaves qui venaient prendre un chargement de soufre. Une chemise empesée par bateau : deux ou trois par an en tout. Ce n’était pas l’amidon qui le ruinait.

Il n’aurait pu vivre, bien entendu, des maigres revenus d’une profession aussi intermittente, sans l’appoint de sa pêche quotidienne et d’une misérable pension que lui valait sa qualité de « victime des Bourbons… » Sa stupidité ne datait pas d’hier, – il se plaisait à le répéter, – il avait toujours été idiot : il avait combattu pour le pays, pour la liberté et il s’était ruiné.

Il avait quitté Agrigente pour descendre habiter la Marine, comme on nommait alors la demi-douzaine de bicoques dressées sur la plage et contre lesquelles, les jours de siroco, les vagues venaient se briser furieusement. Il se rappelait l’époque où Port-Empédocle ne possédait que son petit môle, connu à présent sous le nom de Vieux-Môle, et la haute tour, sombre, carrée, bâtie peut-être pour défendre la côte au temps des Aragonais et où l’on enfermait les forçats.

Pietro Milio, à cette époque bénie, gagnait tout l’argent qu’il voulait. Il n’y avait pour tous les navires marchands qui relâchaient dans le port que deux interprètes : lui et cette grande perche d’Agostino di Nica, qui était toujours sur ses talons pour ramasser les miettes qu’il laissait tomber. Les capitaines au long cours, quelle que fût leur nationalité, devaient se contenter des trois mots de français qu’il leur jetait à la face, avec le plus pur accent sicilien : Mossiure, oune chosse, etc…

Ah ! s’il n’y avait pas eu la patrie, l’amour sacré de la patrie !

En réalité, la seule sottise de Don Paranza était d’avoir eu vingt ans en 1848. S’il en avait eu dix ou cinquante, il n’aurait pas gâché sa vie. Sa faute était donc bien involontaire.

Compromis, dans un complot politique, il avait, en pleine prospérité, dû s’exiler à Malte. Il avait eu, ensuite, la stupidité d’avoir trente-deux ans en 1860 : c’était la conséquence naturelle de la première. À Malte, établi à La Vallette, il s’était fait, au cours de ces douze ans, une jolie position, avec l’aide d’autres émigrés. Mais cette année 1860 ! Il frémissait encore rien que d’y repenser. À Milazzo, avec Garibaldi, pan ! il avait reçu une balle en pleine poitrine ! Et dire qu’il n’avait pas su profiter du cadeau que lui faisait ce sicaire des Bourbons : il n’en était pas mort.

Quand il revint, Port-Empédocle s’était miraculeusement agrandi aux dépens de la vieille Agrigente, allongée sur sa colline haute, à quatre milles de la mer, résignée à mourir d’une mort lente, pour la quatre ou cinquième fois, et contemplant d’un côté les ruines de l’antique cité grecque, de l’autre le port en train de naître. Milio avait trouvé là, se livrant une concurrence acharnée, une foule d’interprètes, plus savants les uns que les autres.

Agostino di Nica, demeuré seul après son départ pour Malte, s’était rempli les poches et avait bientôt abandonné la profession d’interprète pour s’adonner au commerce : un petit vapeur qu’il avait acheté faisait la navette entre Port-Empédocle et les deux îles voisines de Lampedusa et de Pantelleria.

– Agostino, et la patrie ?

Di Nica, sérieux comme un pape, donnait une tape à son gousset ; la monnaie tintait :

– Ma patrie, la voilà !

Mais l’argent ne l’avait pas changé, il faut bien l’avouer : pas plus fier qu’avant ! Son nez non plus n’avait pas changé, un nez énorme, présent gratuit de marâtre nature. Un nez, ça ? Un foc. Une voile de perroquet ! Et en guise de couvre chef, toujours la même casquette de toile, à visière de cuir. Quand on lui demandait pourquoi, riche comme il l’était, il ne s’accordait pas le luxe de porter chapeau, il répondait invariablement :

– Ce n’est pas pour le chapeau, c’est pour les conséquences du chapeau !

L’heureux homme !

– Tandis que moi, pensait Don Paranza, avec toute ma misère, il me faut passer une redingote et m’étrangler dans un faux-col dur. Je suis vice-consul !

Et tout vice-consul qu’il fût, certains jours, quand la pêche n’avait pas été bonne, il courait le risque d’aller se coucher sans dîner, ainsi que sa nièce, une pauvre orpheline qu’il avait hérité de son frère, si chanceux lui aussi, qu’à peine débarqué en Amérique, il y était mort de la fièvre jaune. Il est vrai qu’en compensation, Don Paranza avait la médaille des vétérans de 1848 et de 1860 !

La main crispée sur sa canne à pêche, l’œil fixé sur le liège, absorbé dans les souvenirs de sa longue existence, il hochait la tête, avec amertume. Il contemplait les deux jetées du nouveau port, tendues vers la mer comme deux bras démesurés, et encadrant le Vieux-Môle, minuscule, qui avait l’honneur, à cause de ses quais, de garder le siège de la capitainerie et le phare principal avec sa tour blanche.

Tout le pays se déployait sous ses yeux, depuis la tour du Rastiglio, au pied du môle, jusqu’à la gare, là-bas, tout au bout, et il lui semblait que, pareilles aux années et aux malheurs qui s’entassaient sur lui, toutes ces maisons s’étaient entassées l’une contre l’autre, l’une sur l’autre, grimpant jusqu’au bord du plateau marneux qui surplombe la plage, couronné d’un petit cimetière blanc, avec la mer devant, la campagne derrière.

La marine, illuminée par le soleil couchant, resplendissait de toute sa blancheur, tandis que la mer d’un vert sombre, d’un vert de bouteille près du rivage, s’étendait au loin, mouvante et dorée, jusqu’à l’horizon que Punta Bianca limite à l’orient et le cap Rossello à l’occident.

L’odeur de la mer sur les brisants de la jetée, l’odeur du vent saumâtre qui, souvent, le matin, quand il partait pour la pêche, l’assaillait avec furie, lui coupait le souffle, l’empêchait d’avancer, faisait battre sa veste et son pantalon autour de lui comme des étendards, l’odeur particulière que la poussière de soufre, partout répandue, donne à la sueur des hommes au travail, cuits par le soleil africain, l’odeur du goudron, l’odeur du sel, le remugle qui s’exhalait sur la plage de la fermentation des paquets d’algues sèches mêlées au sable mouillé, toutes les odeurs de ce port qui avait grandi en même temps que lui, étaient, pour Don Paranza, toutes chargées de souvenirs et, malgré son destin misérable, il songeait avec désolation que ces années, qui avaient suffi à le conduire à la vieillesse, marquaient seulement la première enfance de la ville. C’était si vrai que, chaque jour, les jeunes donnaient un nouvel essor au pays, et, trop vieux pour y participer, il restait en arrière, à l’écart, sans que nul se souciât de lui. Tous les matins, à l’aube, du haut de la rampe de Montoro, l’appel trois fois répété d’un crieur à la voix de stentor rassemblait les travailleurs sur la plage !

– Hommes de mer, au travail.

Don Paranza, tous les matins, du fond de son lit, entendait les trois appels et il se levait à son tour, mais c’était pour se rendre à la pêche, en grognant. Tout en s’habillant, il écoutait grincer les chariots chargés de soufre, les chariots sans ressorts, bardés de fer et cahotant sur la chaussée de la grand’route poussiéreuse, peuplée d’ânes étiques qui arrivent par bandes, portant un pain de soufre de chaque côté du bât. Et quand il descendait sur la plage, il voyait les spigonare, leur voile triangulaire à demi amenée contre le mât, prêtes à être emplies au-delà du bras de levant, tout le long du rivage, là où s’alignent les dépôts de soufre. Devant les tas, on installait déjà les bascules, sur lesquelles le soufre est pesé, avant d’être chargé sur les épaules des hommes de mer, protégées par un sac, posé comme un capuchon sur leur tête. Nu-pieds, en pantalon de toile, les hommes de mer, portaient leur chargement aux spigonare, enfonçant dans l’eau jusqu’à la ceinture, et les spigonare, à peine remplies, déployaient leur voile et allaient vider le soufre dans les cargos ancrés dans le port, ou plus loin. Et cela durait jusqu’au coucher du soleil, quand le siroco n’empêchait pas la manœuvre.

Et Don Paranza ? Sa ligne à la main, il trempait le fil ! Et de temps à autre, secouant avec rage sa ligne, il grommelait dans sa barbe de laine blanche, qui contrastait avec le brun de sa peau cuite au soleil et le vert de ses yeux pleins d’eau :

– Porco diavolo ! Ils ne laissent même plus de poissons dans la mer !

 

II

Assise sur son lit, ses cheveux noirs tout embroussaillés, les yeux gros de sommeil, Venerina ne se décidait pas encore à se lever, quand elle entendit dans l’escalier un piétinement, des souffles haletants et la voix de son oncle qui criait :

– Doucement, doucement… Nous y sommes… Elle se précipita pour ouvrir la porte, mais elle s’arrêta court, saisie de stupeur et d’effroi :

– Seigneur, qu’est-ce qui arrive ?

Gravissant l’étroit escalier, une sorte de civière approchait du seuil, soutenue avec peine par un groupe de matelots à bout de souffle, l’air consterné. Sous une grande couverture de laine, quelqu’un était étendu là.

– Mon oncle ! Mon oncle ! cria Venerina.

Mais la voix de l’oncle lui répondit de derrière le groupe des porteurs qui montaient lourdement les dernières marches.

– N’aie pas peur ! J’ai fait une bonne pêche, ce matin ! Dieu ne nous abandonne pas ! Doucement, doucement, les enfants, nous y sommes ! Entrez. Vous allez l’étendre sur mon lit !

Venerina vit, à côté de son oncle, un jeune homme d’une taille gigantesque, un étranger certainement, blond, le visage bronzé, un petit coffre sur le bras ; elle baissa les yeux sur la civière que les marins, pour reprendre haleine, avaient posée près de l’entrée, et elle demanda :

– Qui est-ce ? Que s’est-il passé ?

– C’est un poisson d’un nouveau genre, tu vas voir ! répondit don Pietro d’un ton qui fit sourire les matelots en train de s’éponger le front. Une vraie bénédiction du ciel ! Allons, les enfants, dépêchons-nous ! Là, sur mon lit.

Et il conduisit les matelots et leur triste fardeau jusqu’à sa chambre encore en désordre.

L’étranger géant, écartant tous les autres, se pencha sur la civière ; il fit glisser doucement la couverture et, sous les yeux de Venerina épouvantée, il découvrit un pauvre malade, réduit à l’état de squelette, qui élargissait de grands yeux d’un bleu si limpide, qu’on les eût dits de verre, au milieu de la tragique maigreur de son visage envahi de barbe ; puis, avec des précautions maternelles, il le souleva comme un enfant et l’étendit sur le lit.

– Sortez tous ! commanda don Pietro. Laissons-les seuls tous les deux. Soyez tranquilles, les enfants, le capitaine de l’Hammerfest ne vous oubliera pas !

La porte fermée, il reprit, s’adressant à sa nièce :

– Tu vois. Et tu disais encore que nous n’avions pas de chance ! Un bateau chaque fois qu’il meurt un pape ; mais, quand il en arrive un, il est béni. Remercions Dieu.

– Mais qui est-ce ? Est-ce qu’on peut savoir ce qui est arrivé ? redemanda Venerina.

Et Don Paranza :

– Rien ! Un matelot qui a la fièvre typhoïde ; il est à toute extrémité. Le capitaine, en voyant ma tête d’imbécile, s’est dit : « Tiens ! je vais te faire un cadeau, mon brave. » Si ce pauvre garçon était mort pendant la traversée, il aurait fini dans la gueule de quelque requin ; il a préféré arriver jusqu’à Port-Empédocle, parce qu’il savait qu’il y trouverait Pietro Milio. Il a préféré un âne à un requin. C’était son droit. J’irai, aujourd’hui même, à Agrigente, pour lui avoir un lit à l’hôpital. Je vais passer d’abord chez ta tante Rosolina. J’imagine qu’elle me fera la grâce de te tenir compagnie jusqu’à mon retour d’Agrigente. Espérons que nous en serons débarrassés ce soir. Attends… j’ai une chose à dire à ce…

Il rouvrit la porte de la chambre et adressa quelques phrases en français au jeune étranger, qui inclina plusieurs fois la tête en guise de réponse ; puis, il dit à sa nièce en s’en allant :

– Je t’en prie, ne bouge pas de ta chambre. Je vais revenir avec ta tante.

Dans la rue, les gens l’interrogeaient, et, à tous il répondait, sans même se retourner :

– Une bonne pêche, une bonne pêche : du beau travail !

La servante voulait l’empêcher d’entrer ; il pénétra quand même chez donna Rosolina. Il la trouva en chemise et jupon court, ses maigres bras nus, une serviette sur ses épaules osseuses, en train de préparer un lait de son pour se rafraîchir le teint.

– Malédiction ! glapit la vieille fille.

Et elle dissimula d’un bond, derrière un rideau, ses cinquante-quatre ans sonnés.

– Qui entre ici ? Qui a cette audace ?

– Je ferme les yeux ! Je ferme les yeux ! assura Pietro Milio. Ne craignez rien pour vos charmes !

– Tournez-vous ! commanda donna Rosolina.

Don Pietro obéit ; la porte de la chambre battit furieusement. Et ce fut à travers la porte qu’il lui conta ce qui était arrivé, en la priant de se dépêcher.

Impossible ! Une donna Rosolina ne sort pas de chez elle à pareille heure. Non, non, impossible !… C’était un cas exceptionnel ? Sans doute, sans doute, mais le malade était-il vieux ou jeune ?

– Dieu du Ciel et de la Terre, gémissait don Pietro. À votre âge, parlez-vous sérieusement ? Il n’est ni vieux ni jeune ; il est à l’agonie. Dépêchez-vous !

Il s’écoula plus d’une heure avant que donna Rosolina se décidât à prendre congé de son miroir. Elle se présenta à la fin sur son trente-et-un, pareille à une guenon endimanchée, son grand châle des Indes balayant le sol de ses franges et retenu sur la poitrine par un grand fermoir d’or incrusté à pendentifs, de grosses boucles aux oreilles, le front orné de deux accroche-cœur en virgules, tout luisants d’huile, les joues et les lèvres fardées :

– Je suis à vous ! Je suis à vous !…

Ses petits yeux porcins, aux longs cils, lançaient des regards en coulisse et réclamaient admiration et gratitude à don Pietro pour cet habillage extraordinairement rapide. (Ces yeux avaient, autrefois, réclamé beaucoup plus de don Pietro ; mais il était resté de pierre, comme son nom.)

Ils trouvèrent Venerina affolée. Le jeune étranger s’était risqué à frapper à la porte de la chambre où elle s’était enfermée ; il avait bredouillé quelque chose dans son jargon, puis il était parti.

– Patience jusqu’à ce soir ! grogna Don Paranza. Je cours à Agrigente. Mais dis un peu : le malade n’a rien demandé ?

Ils entrèrent tous les trois sur la pointe des pieds pour l’examiner. Ils restèrent près du seuil, retenant leur souffle.

Il était comme mort.

– Oh ! Seigneur Jésus ! geignait donna Rosolina. J’ai trop peur. Je rentre chez moi.

– Vous allez rester toutes les deux dans la pièce à côté, déclara don Pietro. De temps en temps, vous viendrez jusqu’à la porte voir comment il va. Si seulement il pouvait durer encore deux jours ! Mais il a l’air de tourner de l’œil ; il ne manquerait plus que ça ! Ah ! les beaux revenus que m’envoie la Norvège ! Enfin, laissez-moi m’en aller…

Donna Rosolina le saisit par le bras :

– Dites un peu : est-ce un Turc ou un chrétien ?

– Un Turc ! Un Turc ! Il ne se confesse pas ! répondit don Pietro, pour se débarrasser d’elles.

– Oh ! ma mère, un excommunié !

Et la vieille fille, faisant d’une main le signe de la croix et tendant l’autre vers Venerina pour l’entraîner, se prit à soupirer, dès qu’elle fut dans la chambre de sa nièce :

– Toujours pareil !

Elle faisait allusion à don Pietro, qui était enfin sorti.

– Toujours dans les nuages ! Ah ! s’il avait eu un peu plus de jugeote…

Donna Rosolina prenait prétexte des malheurs continuels de don Paranza pour parler, avec mille réticences et à grand renfort de soupirs, de leur mariage manqué. Et, cette fois encore, elle ne manqua pas de voir la main de Dieu levée pour châtier don Pietro de ne l’avoir pas épousée.

Venerina semblait prêter la plus grande attention aux propos de sa tante ; en réalité, elle pensait, avec un sentiment de pitié et d’effroi, au malheureux en train de mourir, seul, abandonné, loin de son pays, où une femme et des enfants l’attendaient peut-être. Elle proposa à sa tante d’entrer voir comment il allait.

Pressées l’une contre l’autre, sur la pointe des pieds, elles franchirent le seuil et tendirent la tête vers le lit.

Le malade avait les yeux fermés : on eût dit un Christ de cire, après la descente de croix. Dormait-il, ou était-il déjà mort ?

Elles s’avancèrent doucement ; au bruit, le malade entr’ouvrit les yeux, ses grands yeux bleus, au regard vague. Les deux femmes resserrèrent leur étreinte ; il souleva la main, fit mine de parler ; épouvantées, elles poussèrent un cri et coururent se réfugier dans la cuisine.

Sur le tard, entendant la clochette de la porte, elles se hâtèrent d’ouvrir ; mais ce n’était pas don Pietro. Le jeune étranger du matin se dressa devant elles. La vieille fille courut se cacher ; mais Venerina, courageusement, l’accompagna jusqu’à la chambre du malade, déjà plongée dans l’obscurité, alluma une bougie et la tendit à l’étranger, qui la remercia en inclinant la tête avec un triste sourire ; elle le contempla un instant, pleine de compassion : elle le vit se pencher sur le lit, poser doucement sa main sur le front du malade et elle l’entendit appeler avec douceur :

– Cleen… Cleen…

Était-ce son nom ou un mot d’affection ?

Le malade regardait dans les yeux son camarade, comme s’il ne le reconnaissait pas. Elle vit alors le corps gigantesque du jeune matelot brusquement soulevé de sanglots ; elle l’entendit pleurer, courbé sur le lit, et parler avec angoisse, d’une voix baignée de larmes, dans une langue inconnue. Les larmes montèrent aux yeux de Venerina. L’étranger, se tournant vers elle, lui fit signe qu’il voulait écrire. Elle inclina la tête pour montrer qu’elle avait compris et lui donna ce qu’il fallait. Quand il eut terminé, il lui remit la lettre et une petite bourse.

Venerina ne comprit pas les mots qu’il prononçait ; mais elle devina, à ses gestes et à l’expression de son visage, qu’il lui recommandait son malheureux compagnon. Elle le vit enfin se baisser à nouveau vers le lit, embrasser plusieurs fois le malade sur le front et sortir en courant, un mouchoir sur la bouche pour étouffer les sanglots qui le secouaient.

Donna Rosolina, un moment plus tard, prise de peur, passa la tête et aperçut Venerina assise, comme si de rien n’était, absorbée dans ses réflexions, les yeux pleins de larmes. Elle l’appela :

– Psstt !… Psstt !…

Et son geste voulait dire :

– Mais que fais-tu ? Tu es folle ?

Venerina lui montra la lettre et la petite bourse qu’elle tenait encore à la main et lui fit signe d’entrer. Il n’y avait pas de quoi avoir peur. Elle lui raconta, à voix basse, la scène émouvante entre les deux camarades et la pria de s’asseoir, elle aussi, pour veiller le pauvre homme qui agonisait, abandonné de tous.

Dans le silence de la nuit, tout à coup, éclata le cri d’une sirène, un cri aigu, qui n’en finissait plus, déchirant comme un cri humain.

Venerina regarda sa tante, puis le malade étendu sur son lit, environné d’ombre, et elle dit tout bas :

– Ils s’en vont… Ils lui disent adieu…

 

III

– Oncle Pietro, comment dit-on : bestia en français ?

Pietro Milio, qui faisait sa toilette dans la cuisine, tourna vers sa nièce un visage ruisselant :

– Pourquoi ? Tu voudrais me donner en français le nom que je mérite ? Ça se dit : bête, ma fille. Bête ! Bête ! Tu peux me le dire aussi fort que tu voudras, tu ne me le répéteras jamais assez.

Le traiter de bête, c’était trop peu. Depuis près de deux mois, il gardait chez lui et nourrissait comme un poulet de grain ce marin qui lui était tombé du ciel. À Agrigente, naturellement, impossible d’obtenir une place à l’hôpital. Comment jeter à la rue un moribond ? Il avait alors écrit au consul de Norvège à Palerme, parfaitement, au consul ! Et le consul lui avait répondu de garder chez lui et de soigner le matelot de l’Hammerfest jusqu’à sa guérison et, en cas de mort, de le faire enterrer décemment : tous ses frais lui seraient remboursés.

Quel homme de génie, ce consul ! Comme si lui, Pietro Milio, avait de quoi avancer de l’argent et héberger des malades ! Comment ? Où ? Il avait logé le marin, mais en lui cédant son lit, et il se rompait les os sur le divan démoli qui lui entrait dans les côtes ses ressorts en montagnes russes, si bien que, chaque nuit, il rêvait qu’il était étendu de tout son long sur les pics inégaux d’une chaîne de montagnes. Mais pour ce qui est des soins, pouvait-il aller chez le pharmacien, chez l’épicier, chez le boucher prendre la marchandise à crédit, en disant que la Norvège paierait ? Alors, quoi ? nourrir le typhique de bogues et de poulpes, le matin, de congres, le soir, quand il en péchait, et, si la pêche n’avait pas été bonne, le jeûne complet !

Et cependant, ce pauvre diable de Norvégien avait réussi à s’en tirer ! Il fallait qu’il fût bâti à chaux et à sable, pour résister au médecin du pays qui avait un si bon cœur et un tel amour du prochain qu’il tuait au moins un de ses concitoyens par jour. Si don Pietro gémissait de la sorte, ce n’était pas qu’au fond il détestât le malheureux étranger, non, mais, « porco diavolo ! » s’écriait-il, où trouver un homme plus déshérité et plus guignard que moi ? »

Enfin, quelques jours encore et il allait être délivré. Le Norvégien, qu’il appelait L’Arso [Jeu de mots sur le nom de Lars. L’Arso signifie : « Le Brûlé ».] (il se nommait Lars Cleen), était entré en convalescence, et dans une semaine, deux au plus, il serait en état de se mettre en voyage.

Il était grand temps : donna Rosolina refusait de monter plus longtemps la garde auprès de sa nièce. Elle faisait remarquer qu’elle était, elle aussi, à marier et qu’il ne lui paraissait pas convenable que deux filles à marier restassent à tenir compagnie à un homme qu’elle croyait Turc et, par conséquent, hors de la grâce de Dieu. Il se levait déjà, il pouvait bouger et…, et… sait-on jamais !

Donna Rosolina n’ajoutait pas, quand elle faisait ses doléances à don Pietro, que l’attitude de Venerina envers le convalescent la choquait depuis longtemps.

Le convalescent semblait, au sortir de sa terrible maladie, retrouver une nouvelle enfance. Son sourire, le regard de ses yeux limpides, avaient une expression puérile. Il était encore d’une grande maigreur ; mais son visage s’était rasséréné, sa peau se colorait légèrement et ses cheveux, qui étaient tombés pendant sa maladie, repoussaient plus blonds et plus légers.

Venerina, à le voir si timide, comme éperdu dans la béatitude de cette résurrection en pays inconnu, au milieu d’étrangers, éprouvait pour lui une tendresse presque maternelle. Mais toute la conversation se réduisait, pour Venerina, – qui ne comprenait pas le français, et moins encore le norvégien, – à une série de variations, sur le nom du jeune homme, Cleen. S’il refusait, en plissant le nez et en détournant la tête, de prendre quelque drogue ou quelque aliment, elle prononçait ce « Cleen » d’une voix sombre, impérieuse, en fronçant les sourcils au-dessus de ses yeux sévères, comme pour dire :

– Obéis, je n’admets pas de caprices !

Si, par contre, dans un élan d’affectueuse gentillesse, la voyant passer près de lui, il la tirait par sa jupe, le visage éclairé d’un sourire de gratitude et de sympathie, Venerina prolongeait ce « Cleen » en une exclamation de stupeur et de reproche comme pour dire :

– Tu deviens fou ?

Mais cette stupeur était feinte et le reproche plein de douceur : l’un et l’autre étaient destinés à calmer les scrupules de donna Rosolina, présente à ces scènes et qui serait passée par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, si elle n’avait eu sur ses joues maigres un empan de rouge.

Venerina éprouvait, elle aussi, le sentiment d’une résurrection. Habituée à demeurer toujours seule dans cette maison pauvre et nue, sans la moindre intimité avec quiconque, sans aucun sentiment un peu vif, elle était, depuis longtemps, la proie d’un invincible ennui, d’un spleen sans issue : son cœur s’était desséché, et cette stérilité sentimentale provoquait chez elle une paresse absolue. Elle aurait été en peine de dire pourquoi, à présent, elle s’occupait si volontiers du ménage, comment elle faisait pour se lever de si bonne heure et passer son temps à se parer.

– C’est un miracle ! un vrai miracle ! s’écriait don Paranza, quand il rentrait le soir, avec ses engins de pêche, tout parfumé de mer.

Il trouvait tout en ordre, la table mise, le souper prêt.

– Un vrai miracle !

Il pénétrait dans la chambre du convalescent, en se frottant les mains :

– Bonsouarre, mossiur Cleen, bonsouarre !

– Buona sera, répondait en italien le convalescent en souriant, et en détachant, en sculptant presque, la prononciation de ces deux mots.

– Comment ! comment ! s’écriait don Pietro, étonné, en regardant alternativement Venerina, qui riait, et donna Rosolina, plus sérieuse que jamais, assise, les lèvres pincées et les paupières basses.

Peu à peu, Venerina avait réussi à enseigner à l’étranger quelques phrases en italien et un peu de nomenclature élémentaire. Son procédé était des plus simples : elle lui indiquait un objet dans la chambre et l’obligeait à en répéter le nom jusqu’à ce que la prononciation fût correcte : bicchiere, letto, seggiola, finestra.

Quels éclats de rire quand il se trompait ; et le rire redoublait, si elle s’apercevait que sa tante, raidie dans sa sévérité pudibonde, serrait les lèvres pour ne pas céder à la contagion de ce rire, surtout quand le malade accompagnait de gestes comiques les mots détachés, télégraphiant en signaux à bras les parties essentielles de la phrase qui lui faisaient défaut. Mais bientôt, il fut capable de dire : « Ouvrir, fermer fenêtre, prendre verre » et même : « Je veux aller au lit. » Mais ce « je veux » une fois appris, il ne tarda pas à en faire un usage extrêmement fréquent, et l’application qu’il apportait à le prononcer donnait au mot quelque chose de plus impératif. Venerina en riait, mais elle pensa atténuer ce ton catégorique en apprenant au malade à faire suivre, chaque fois, « je veux », de « je vous prie ». Mais il ne parvenait pas à prononcer correctement ce « je vous prie », et, quand il voulait quelque chose, il attendait que Venerina se tournât vers lui, et, joignant alors ses mains dans un joli geste de prière, il lançait son « je veux » avec une force et une brièveté plus impérieuses que jamais. Le geste de prière était absolument nécessaire chaque fois qu’il voulait obtenir la petite boîte que son camarade avait apportée du bateau, le jour où il en avait été débarqué moribond. Venerina la lui tendait chaque fois de mauvais gré et sans rien de sa gentillesse habituelle. Cette boîte représentait pour lui la patrie lointaine : elle contenait tous ses souvenirs, des lettres, quelques portraits. Venerina l’épiait d’un regard oblique, tandis qu’il relisait quelques-unes de ses lettres ou qu’il demeurait distrait, les yeux pleins de rêve ; et il lui apparaissait soudain sous un autre aspect, comme absorbé par une autre atmosphère qui l’éloignait d’elle. Elle remarquait alors mille particularités de la race du marin, qu’elle n’avait pas, jusque-là, observées. Cette boîte, dans laquelle il fouillait avec tant d’insistance, lui évoquait l’image de l’autre marin, du géant qui l’avait soulevé de la civière comme une plume, l’avait déposé sur le lit et s’en était allé en pleurant. Elle qui avait si bien soigné le malheureux abandonné ! Qui était-il, après tout ? D’où venait-il ? Quels souvenirs conservait-il avec tant d’amour dans cette boîte ? Venerina haussait les épaules avec rage, elle se disait :

– Qu’est-ce que ça peut bien me faire ?

Et elle le laissait seul dans sa chambre à se repaître de ses souvenirs secrets, entraînant sa tante, qui la suivait, tout étourdie de cette résolution soudaine :

– Qu’est-ce qu’il y a donc ?

– Il n’y a rien. Allons-nous en !

Venerina retombait alors, du coup, dans son ennui et sa paresse. Une rage sourde l’emplissait d’amertume, ou bien c’était un flot de désirs vagues qui l’accablait ; de nouveau, la maison lui paraissait vide et la vie aussi, elle se révoltait :

– Je ne veux rien faire, plus rien !

 

IV

Lars Cleen, dès qu’il était seul, avait la sensation d’être tombé dans un autre monde, plus lumineux, dont il ne connaissait que trois habitants et une maison, non, pas même toute une maison, rien qu’une chambre à coucher. Il ne comprenait goutte à la mauvaise humeur de Venerina. Il ne se rendait, d’ailleurs, compte de rien. Il tendait l’oreille aux bruits de la rue, il écoutait ; mais aucune sensation du dehors ne parvenait à éveiller en lui une image précise. La cloche… oui ; mais c’était une église de son pays qu’elle évoquait. Un meuglement de sirène, et il voyait Hammerfest, perdu dans des mers boréales. Et quelle impression, un soir, dans le silence, lui avait faite la lune apparue dans le cadre de la fenêtre ! Et, pourtant, c’était bien la même lune que, si souvent, dans son pays ou sur mer, il avait contemplée ; mais ici, dans ce pays inconnu, elle lui semblait s’adresser aux toits des maisons, au clocher de l’église, dans un langage de lumière tout différent, et plus il la considérait, plus son angoisse augmentait, plus il se sentait seul et abandonné.

Il vivait dans le vague, dans l’indéterminé, comme dans une sphère vaporeuse de rêves. Un jour, enfin, il s’aperçut que, sur le couvercle de la boîte, trois mots à la craie étaient inscrits : Bet ! Bet ! Bet. Il demanda, d’un geste, à Venerina, ce que cela signifiait, et Venerina, alors :

– Toi, bête !

Lars Cleen fixa sur elle ses yeux clairs, rieurs et stupéfaits. Il ne comprenait pas, ou, plutôt, il n’osait pas croire que… Non non ; et, de ses deux mains jointes, il lui demandait d’avoir pitié de lui qui devait partir d’ici peu. Venerina haussa les épaules et fit de la main un geste d’adieu :

– Bon voyage !

– Non, non, fit de la tête Cleen.

Et il lui fit signe d’approcher : il ouvrit la boîte et en retira une photographie de Trondhjem. Elle représentait, au milieu des arbres, la majestueuse cathédrale de marbre qui domine le reste de la ville, et à côté de l’église, le cimetière où les fidèles vont, chaque samedi, orner de fleurs les tombes de leurs morts.

Elle ne parvenait pas à comprendre pourquoi il lui montrait cette photographie.

– Ma mère, ici, s’épuisait à répéter Cleen en lui montrant du doigt le cimetière à l’ombre du temple magnifique.

Il était comme don Pietro : il ne savait pas très bien le français, dont, au surplus, Venerina ne comprenait pas un traître mot. Il tira de la boîte une autre photographie : c’était le portrait d’une jeune femme. Venerina pâlit en la regardant. Mais Cleen approcha le portrait de son visage pour faire voir que la jeune femme lui ressemblait.

– Ma sœur, ajouta-t-il.

Cette fois, Venerina comprit, et sa figure s’éclaira. Mais cette jeune femme n’était-elle pas la fiancée ou la femme du jeune matelot qui avait apporté la boîte ? Venerina ne se posa pas longtemps la question. Il lui suffisait de savoir que L’Arso n’était pas marié. Mais n’allait-il pas repartir d’ici quelques jours ? Il était déjà capable de sortir de la maison et d’aller à pied, au coucher du soleil, jusqu’au Vieux Môle.

Une troupe de gamins, sans souliers, haillonneux, certains nus comme des vers, rôtis par le soleil, suivaient, chaque fois, Lars Cleen dans ses promenades : ils l’épiaient, échangeant à haute voix des remarques et des commentaires qui ne tardaient pas à se changer en moqueries et en huées.

Lars Cleen, tout étourdi, ébloui par cet air, grillé par la lumière, se tournait tantôt vers un des gamins, tantôt vers un autre, en souriant ; parfois il était obligé de menacer de sa canne les plus insolents ; puis, il s’asseyait sur le parapet du quai et contemplait les bâtiments à l’ancre, ou bien la vaste mer, doucement agitée, enflammée par le reflet des nuées du couchant. Les gens s’arrêtaient pour le dévisager, mais lui ne bougeait pas, comme égaré, perdu dans une extase : on le regardait comme on regarde une grue ou une cigogne, fatiguée et perdue, tombée du ciel. Sa toque de fourrure, son visage pâle, la blondeur extrême de sa barbe et de ses cheveux, attiraient surtout la curiosité. À la fin, cette curiosité l’excédait et il rentrait tout triste chez don Pietro.

La lettre que son camarade lui avait laissée, en même temps que la petite bourse, l’informait que l’Hammerfest, après un voyage en Amérique ferait escale de nouveau à Port-Empédocle dans les six mois. Trois mois avaient déjà passé. Il aurait certainement beaucoup aimé rembarquer sur le même bateau, retrouver ses camarades ; mais comment rester trois mois de plus, sans aucune raison, dans la demeure de ses hôtes ? Milio avait déjà écrit au consul de Palerme pour obtenir son rapatriement gratuit. Que faire ? Partir ou attendre ? Il résolut de demander conseil à Milio lui-même, un de ces soirs, quand il rentrerait de la pêche aux congres.

Venerina assista, après souper, à ce dialogue, qui faisait semblant d’être en français, entre son oncle et l’étranger. Plutôt qu’un dialogue, on eût dit une altercation, tant les gestes des deux hommes répétés avec une sorte d’exaspération, prenaient de violence. Venerina, intriguée d’abord, consternée ensuite, devint rouge comme braise quand elle vit son oncle la montrer du doigt avec rage. Qu’arrivait-il ? On parlait d’elle ? Qu’en disait-on ? La honte, l’anxiété, le dépit, l’agitaient à tel point qu’à peine Cleen sorti, elle se jeta sur son oncle :

– Qu’est-ce que vous disiez de moi ?

– De toi ? Mais rien, répondit don Pietro, rouge et suant, après cette terrible fatigue.

– Ce n’est pas vrai. Vous avez parlé de moi. J’ai très bien compris. Et tu t’es mis en colère !

Don Pietro ne comprenait pas encore.

– Que t’a-t-il dit ? Qu’a-t-il inventé ? reprit Venerina, de plus en plus enflammée. Il veut s’en aller ? Eh bien ! laisse-le partir ! Ça m’est bien égal, tu sais, tout à fait égal !

Don Paranza regarda un long moment encore sa nièce, abasourdi, la bouche entr’ouverte.

– Tu es folle ? Ou c’est moi ?…

Mais, brusquement, il commença à tourner dans la pièce comme s’il cherchait une issue et, levant les bras au ciel :

– Quel âne bâté ! criait-il. Quel imbécile ! Ah ! l’âne que je suis ! À soixante-huit ans ! Ah ! ma mère ! ma mère !

Il se tourna soudain vers Venerina, les mains dans les cheveux :

– Écoute un peu, c’était pour lui dire en français que j’étais une bête, que tu m’as demandé comment ça se disait.

– Mais pas du tout… Que vas-tu imaginer ? Don Pietro, la tête dans les mains, parcourait la pièce de long en large.

– Je suis une vieille bête, un âne bâté ! Mais ta guenon de tante, que faisait-elle ici ? Elle dormait ? Porco diavolo ! Et toi ?… Et cette espèce de… ? Attends un peu, je vais te le vider en cinq sec…

Et il s’élança vers la porte de la chambre où Cleen s’était enfermé. Venerina lui barra la route :

– Non, mon oncle, que veux-tu faire ? Je te jure qu’il ne sait rien ! Je te jure qu’entre lui et moi, il n’y a jamais rien eu ! Tu n’as pas compris qu’il veut s’en aller ?

Don Pietro restait de plus en plus interdit. Il comprenait de moins en moins.

– Qui donc ? Lui ? Il veut s’en aller ? Qui t’a dit ça ? C’est tout le contraire. Il ne veut pas s’en aller. Il me prend sérieusement pour une bête. Mais je vais m’en débarrasser, et sans tarder…

Venerina le retint encore et, cette fois, elle cacha sa tête contre son épaule et éclata en sanglots. Don Paranza sentait ses jambes se dérober sous lui. De sa main libre, il esquissa le signe de la croix.

– Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, soupira-t-il. Viens par ici, ma fille, viens par ici. Allons dans ta chambre et raisonnons avec calme. J’y perds mon latin, moi.

Il l’entraîna dans la pièce voisine, la fit asseoir, lui tendit son propre mouchoir pour qu’elle essuyât ses yeux et commença à l’interroger paternellement.

Pendant ce temps, Lars Cleen, qui avait entendu de sa chambre la discussion entre l’oncle et la nièce sans y rien comprendre, ouvrait tout doucement la porte et glissait sa tête pour regarder, sa lampe à la main, dans la salle déserte. Que s’était-il passé ? Il entendait les sanglots de Venerina, de l’autre côté de la cloison, et il en était profondément troublé. Pourquoi cette dispute ? Pourquoi pleurait-elle de la sorte ? Milio lui avait dit qu’il ne pouvait plus continuer à l’héberger : la place faisait défaut ; la tante, cette vieille folle, en avait assez de rester là, et la nièce ne pouvait rester seule à la maison en compagnie d’un étranger. Il ne parvenait pas bien à comprendre en quoi consistaient au juste ces difficultés. Mais, chaque fois qu’il sortait en ville, tant de choses lui semblaient étranges dans ce pays… Ce qui était sûr, c’est qu’il allait être obligé de partir sans attendre son bateau. Et il y perdrait sa place de timonier. Partir ! Était-ce son départ qui faisait pleurer sa jeune infirmière ?

Tard dans la nuit, Lars Cleen, assis sur son lit, continuait à réfléchir, à rêver. Il lui semblait voir sa sœur : il la voyait. Elle seule au monde l’aimait. Et cette jeune fille, elle aussi, à présent… Était-ce possible ?

– Cette jeune fille ? Et tu voudrais ?

Pourquoi pas ! Chaque fois qu’il rentrait en Norvège, sa sœur lui répétait qu’elle consentirait à ne plus le revoir de sa vie pourvu qu’elle sût que, dans un de ses lointains voyages, il avait rencontré une brave fille et l’avait épousée. Elle souffrait de le voir sans désir, résigné à tout, s’abandonnant au destin, exposé à toutes les aventures, prêt aux plus dangereuses, sans aucune espèce d’affection pour lui-même, au point qu’une fois, sur l’Océan, pendant une tempête, il s’était jeté du haut de l’Hammerfest pour sauver un de ses camarades. Il n’y avait eu, en vérité, aucun mérite : il n’attachait aucun prix à la vie.

Et maintenant… Était-ce possible ? Ce village au bord de la mer, en Sicile, si loin de son pays natal, était-il donc le but assigné par le sort à sa vie ? Était-il arrivé, sans le soupçonner, au lieu de sa destinée ? Était-ce pour cela qu’il était tombé malade et avait cheminé jusqu’au seuil de la mort ? Pour reprendre le cours d’une existence nouvelle ? Qui sait ?

– Et toi, l’aimes-tu ? avait fini par demander don Pietro à Venerina, après lui avoir arraché les quelques renseignements qu’elle possédait sur l’étranger et l’aveu de ces naïfs passe-temps d’où était né un amour resté jusque-là inconscient.

Venerina cachait son visage dans ses mains.

– L’aimes-tu ? répétait don Pietro. C’est donc si difficile de dire : oui ?

– Je ne sais pas, répondait Venerina entre deux sanglots.

– Et moi, je sais, grommela don Paranza en se levant. Va au lit tout de suite et tâche de dormir. Demain, nous aviserons… Mais tu me fais faire un drôle de métier !

Et, secouant sa tête crépue, il s’étendit sur le divan défoncé.

Demeurée seule, Venerina, le visage en feu, les yeux étincelants, se prit à sourire ; puis, cachant de nouveau son visage dans ses mains, elle se jeta sur son lit tout habillée.

Venerina avait dit vrai : elle ignorait si elle aimait ou non. Mais elle étreignait et embrassait son oreiller. Étourdie par cette scène imprévue que son amour-propre avait provoquée par simple malentendu, elle ne réussissait ni à voir clair en elle-même, ni à bien définir ce qui s’était passé. Un brûlant sentiment de honte l’empêchait de se réjouir de l’explication qu’elle venait d’avoir avec son oncle, explication désirée peut-être inconsciemment par son cœur, après ces mois où elle était restée comme suspendue à une idée, à un sentiment, qui ne parvenaient pas à coïncider avec la réalité, à s’affirmer de façon ou d’autre. Certes, si Cleen partait, elle souffrirait beaucoup ; elle éprouvait de l’horreur pour l’ennui mortel où elle s’enliserait à nouveau, seule dans la maison vide et silencieuse ; aussi se réjouissait-elle que son oncle fût, à présent, avec elle, occupé à chercher les moyens de vaincre, si c’était possible, toutes les difficultés qui avaient, jusque-là, tenu en suspens son sentiment.

Mais ces difficultés pouvaient-elles être vaincues ? Cleen, tout proche qu’il fût, lui semblait si loin, si loin d’elle ! Il parlait une langue qu’elle ne comprenait pas ; il avait dans le cœur, dans les yeux, un monde qu’elle ne pouvait même pas soupçonner. Comment le retenir en Sicile ? Était-ce possible ? Et pouvait-il vraiment avoir l’intention de passer toute sa vie, pour l’amour d’elle, hors de son milieu naturel ? Il avait voulu rester, mais c’était seulement jusqu’au retour de son bateau. Aucune affection un peu vive ne l’attirait, c’était certain, dans son pays ; sinon, à peine guéri, il n’aurait pensé qu’à se faire rapatrier au plus vite. S’il désirait attendre, c’est qu’il éprouvait peut-être le même sentiment pour elle qu’elle pour lui, un sentiment imprécis et comme perdu dans l’incertitude de la destinée.

Des pensées d’un autre genre assiégeaient don Pietro sur son divan. Les ressorts gémissaient et don Paranza grognait :

– Quels fous ! Comment ont-ils fait pour s’entendre ? Elle ne sait pas un mot de sa langue, et lui pas un mot d’italien. Et, pourtant, ils se sont compris. Miracles de la folie ! Ils s’aiment, ils s’aiment, sans penser que les poulpes, les bogues et les congres de cet imbécile d’oncle ne peuvent prendre la responsabilité et les frais d’une noce et d’un nouveau ménage… Enfin… Si Di Nica voulait accepter… On verra demain… Dormons !

Agostino di Nica faisait des affaires d’or avec son petit vapeur. Et il avait eu l’idée d’agrandir son commerce jusqu’à Tunis et l’île de Malte. Il avait donc commandé à l’arsenal de Palerme un autre vapeur, un peu plus grand, et qui pouvait prendre quelques passagers.

– Peut-être, réfléchissait don Pietro, un homme comme L’Arso pourra-t-il lui être utile. Il sait le français mieux que moi et il parle très bien l’anglais. C’est, par-dessus le marché, un vrai loup de mer. Qu’il l’embarque, comme interprète ou comme matelot, qu’il lui donne de quoi vivre et nourrir décemment sa famille, et tout ira bien. Venerina, lui apprendra à parler chrétien. Son enseignement fait des miracles… Mais, en attendant, je ne peux plus les laisser seuls ensemble. Demain, je l’amène avec moi chez di Nica, et, si ma proposition est acceptée, il restera, s’il le veut, mais en me suivant chaque jour à la pêche ; s’il n’est pas embauché, il faudra qu’il parte tout de suite, sans rémission. Pour l’instant, dormons.

Mais impossible de fermer l’œil. Les pointes des ressorts semblaient plus pointues, cette nuit-là, comme hérissées de toutes les difficultés au milieu desquelles don Paranza se débattait.

 

V

Depuis quinze jours environ, Lars Cleen accompagnait Milio à la pêche, matin et soir : ils quittaient la maison et y rentraient ensemble.

Di Nica, non sans beaucoup de si et de mais, avait accepté la proposition que Milio lui présentait comme une véritable fortune pour lui. (Oui, mais les conséquences ?) Le vapeur neuf devait être prêt dans un mois au plus et Cleen s’y embarquer comme interprète, à l’essai pour un mois.

Venerina avait bien répété à son oncle que Cleen ne s’était pas encore clairement expliqué, et elle lui avait recommandé d’agir avec la plus grande délicatesse, en le poussant avec toute la prudence possible à parler, à se déclarer. Le pauvre don Paranza, plus embarrassé que jamais, s’était d’abord rendu seul chez di Nica et, la place obtenue, il était rentré à la maison l’offrir à Cleen, ajoutant, dans son français barbare, que, s’il voulait attendre comme il lui en avait exprimé le désir, le retour de l’Hammerfest, il fallait travailler. Il lui avait trouvé une situation ; quand le bateau norvégien reviendrait d’Amérique, il se trouverait à la tête de deux places et il pourrait choisir l’une ou l’autre, à sa convenance. En attendant de travailler, il fallait le suivre chaque jour à la pêche.

Cette proposition avait plongé Cleen dans la confusion et la perplexité. Il était clair que la scène entre l’oncle et la nièce avait éclaté au sujet de son départ prochain et qu’il était la cause des pleurs de sa chère infirmière. Accepter, c’était donc se compromettre définitivement. Mais, comment refuser cette offre, après tous les soins, toutes les gentillesses dont elle l’avait comblé ? Et, d’ailleurs, cette offre était telle qu’elle ne le liait en rien, qu’elle le laissait libre de choisir, libre de montrer ou non sa reconnaissance pour ce qu’elle avait fait pour lui.

Chaque matin, à présent, en quittant son divan, les reins brisés, don Pietro s’exhortait de la sorte :

– Courage, don Paranza, pour ta double pêche ! Et il préparait le nécessaire : les deux gaules avec les lignes, une pour lui, l’autre pour L’Arso, la boîte d’appâts, les hameçons de rechange : rien ne manquait pour la pêche aux poissons. Mais pour la pêche au mari, où trouver ce qu’il fallait ? Où trouver l’hameçon qui ouvrirait la bouche au fiancé et l’obligerait à se déclarer ?

Il s’arrêtait un instant au milieu de sa chambre, les dents serrées, les yeux écarquillés ; puis, levant les bras au ciel, il s’écriait :

– Des hameçons français ?

Le comble, c’est qu’il devait s’adresser à Cleen en français, alors que même en sicilien il ne s’en serait pas sorti :

– Monsiurre, ma nièsse…

Que dire après ? Comment lui servir tout cru que cette sotte s’était amourachée de lui ?

La Norvège ou le consul de Palerme le défraieraient très probablement de ses dépenses ; mais qui le dédommagerait de ce nouveau malheur ?

– C’est à lui de me dédommager, porco diavolo. Il a mis le feu chez moi. Qu’il s’y brûle, qu’il y rôtisse !

Cet air de sainte nitouche, d’innocent tombé du ciel, il allait le lui faire passer ! Et tout en appâtant ses hameçons sur la jetée, don Paranza se tournait vers L’Arso, assis sur un rocher voisin, la taille bien droite, ses yeux clairs fixés sur le bouchon qui flottait sur l’azur profond de l’eau miroitante.

– Ohé, Mossiur Cleen ! Ohé !

Le Norvégien ne quittait pas son bouchon des yeux ; mais le voyait-il, seulement ? Il semblait pétrifié.

Cleen, à ce cri, sursautait, tiré de son rêve ; il souriait, retirait doucement sa ligne de l’eau, croyant que Milio lui reprochait sa négligence, et il rechargeait à son tour les hameçons depuis longtemps désarmés.

Comment pêcher sérieusement dans ces conditions ? Don Paranza, lui-même, perdu dans ses pensées, ruminant la meilleure façon d’entrer en matière, laissait les poissons dévorer l’appât ; il en oubliait son bouchon, il en oubliait la mer, et pour le rappeler à lui, il fallait le bruyant ressac d’une vague plus forte sur les écueils voisins. Furieux, il remontait sa ligne, et l’envie le prenait d’en fustiger la face de l’ingrat. Mais ce qui le mettait le plus en colère, c’était d’entendre Cleen répéter en souriant le juron qu’il avait appris de lui, en redressant sa canne à pêche :

– Porco diavolo !

Don Paranza oubliait, à ces moments-là, de parler français, et il s’exclamait :

– Mais moi, porco diavolo, je le dis sérieusement ! Toi, tu plaisantes, imbécile ! Tu t’en moques bien.

Cela ne pouvait durer. Il n’arrivait à rien et il se faisait une bile d’encre :

– Qu’ils se débrouillent ensemble, s’ils veulent. Il le déclara tout net, un soir, à sa nièce, en rentrant de la pêche.

Il ne s’attendait pas à l’éclat de rire dont Venerina accueillit l’aveu rageur de son impuissance. Son visage rayonnait :

– Pauvre oncle !

– Tu ris ?

– Mais oui !

– Tu es arrivée à tes fins ?

Venerina cacha son visage dans ses mains, en faisant signe que oui. Don Paranza, très content au fond, allégé de son fardeau au moment où il s’y attendait le moins, fit semblant de se mettre en colère :

– Comment ! Et tu ne m’en disais rien ! Tu me laisses à la torture ! Et lui aussi, il reste muet comme un poisson !

Venerina baissa les mains ; son visage réapparut :

– Il n’a rien su te dire ?… Même aujourd’hui ?

– Muet comme une carpe, je te dis, comme une morue sèche ! J’ai le foie gonflé de bile, tant je me suis fait de souci tous ces jours.

– Il a dû avoir honte…, fit Venerina, cherchant à l’excuser.

– Avoir honte, un homme ! cria don Pietro. Il a fait rire à mes dépens tous les poissons de la mer ! Où est-il ? Appelle-le ; qu’il me parle ce soir-même : il ne suffit pas qu’il t’ait dit à toi ce qu’il devait.

– Alors, ne fais pas les gros yeux, lui recommanda Venerina en souriant.

Don Paranza s’apaisa et, secouant sa tête crépue, grommela dans sa barbe :

– Je suis une grosse… Tu le sais mieux que moi. Dis-moi un peu comment tu as fait, sans savoir le français…

Venerina rougit, haussa à peine les épaules, et ses yeux noirs étincelèrent.

– J’ai fait comme j’ai su, fit-elle avec une malice naïve.

– Et quand cela ?

– Aujourd’hui même, quand vous êtes rentrés, a midi, après le déjeuner. Il m’a pris la main… Moi, je…

– Ça va ! Ça va ! grogna don Paranza, qui n’avait jamais été amoureux de sa vie. Le dîner est prêt ? Je vais lui parler.

Venerina le supplia des yeux de ne pas s’emporter et se sauva. Don Pietro pénétra dans la chambre de Cleen.

Cleen, le front appuyé aux vitres du balcon, regardait dehors, mais sans rien voir. La petite place devant la maison était déserte et sombre. Les réverbères à pétrole n’avaient pas été allumés ; la lune, seule, était chargée, ce soir-là, de l’éclairage du bourg. En entendant la porte s’ouvrir, Cleen sursauta. Qui sait à quoi il rêvait !

Don Paranza se campa au milieu de la chambre, en hochant la tête : il aurait voulu lui faire un sermon de vieil oncle grognon, mais il sentit la difficulté d’un sermon en français assorti à l’air bourru qu’il venait de prendre, et, réfrénant, non sans effort, son impatience, il commença ainsi :

– Mossiur Cleen, ma nièsse m’a dit…

Cleen sourit timidement, l’air égaré, et fit plusieurs fois : oui, de la tête.

– Oui ? reprit don Paranza. Ça va bien.

Il allongea ses deux index et, les joignant à plusieurs reprises par le bout pour exprimer l’union de deux époux :

– Vous et ma nièsse…, mariage…, oui ?

– Si vous voulez !… répondit Cleen en ouvrant les mains, comme s’il n’était pas bien sûr de l’acceptation de Milio.

– Oh ! pour moi ! fit don Pietro en italien.

Il se reprit aussitôt :

– Très heureux, mossiur Cleen, très heureux. C’est fait. Donnez-moi la main…

Ils se serrèrent la main. Ainsi fut conclu le mariage. Mais Cleen en restait étourdi. Il souriait d’un sourire timide, tout embarrassé par l’étrange situation où il s’était mis sans le vouloir bien nettement. Certes, cette Sicilienne brune lui plaisait ; il aimait sa vivacité, ses yeux de soleil ; il lui était très reconnaissant de ses soins affectueux ; il lui devait la vie, oui, mais… la prendre pour femme, vraiment, si vite !

– Maintenant, reprit don Paranza dans son français, je vous prie, mossiur Cleen : cherchez, cherchez d’apprendre notre langue… Je vous prie…

Venerina frappait à la porte :

– À table !

Ce premier soir, à table, ils éprouvèrent tous les trois un grand embarras. Cleen semblait tomber des nues ; Venerina, le visage en feu, honteuse de son audace, n’osait regarder ni son fiancé ni son oncle. Ses yeux se brouillaient quand ils rencontraient ceux de Cleen, et s’abaissaient aussitôt. Elle souriait pour répondre au sourire de son fiancé, aussi embarrassé qu’elle ; mais il lui venait une envie folle de quitter la table, de s’enfermer dans sa chambre et de se jeter sur son lit pour pleurer à l’aise. Pleurer tout son soûl, sans savoir pourquoi.

– Si ces deux-là ne sont pas fous, c’est que la folie a disparu de cette terre, pensait de son côte don Paranza, les sourcils froncés, sur des charbons ardents, lui aussi.

Et il avalait avec effort le maigre souper.

Mais, le repas fini, Cleen, non sans quelque hésitation, le pria de transmettre à Venerina un gentil compliment qu’il ne pouvait lui faire lui-même ; puis, ce fut Venerina qui le chargea de traduire son remerciement et d’ajouter…

– Quoi ? demanda don Paranza, écarquillant les yeux.

Et comme, après ce premier échange de phrases, la conversation entre les deux fiancés cherchait à continuer par son intermédiaire, il donna soudain du poing sur la table :

– Qu’est-ce que c’est que ce métier-là !… Débrouillez-vous tout seuls !

Il se leva au milieu des rires des deux jeunes gens, et s’installa, pour fumer sa pipe, sur le divan, non sans grogner, dans sa barbe laineuse, son éternel : « Porco diavolo ! »

 

VI

C’était la dernière nuit de mai. Le petit vapeur de Di Nica rentrait de son troisième voyage à Tunis. Encore une heure, ce serait l’aube, et le bateau aborderait au Vieux-Môle. À bord, tout le monde dormait, sauf le timonier, à la poupe, et le second, de quart sur la passerelle de commandement.

Cleen avait quitté sa couchette et, depuis un gros moment, sur la dunette, il contemplait la lune déclinante entre les cordages, que les secousses rythmées de la machine faisaient vibrer. Il éprouvait une sensation d’étouffement sur cette coquille de noix, sur cette mer close, et même…, oui, même la lune, dans l’éloignement de son exil, lui semblait rapetissée… Comme elle était plus grande, sur l’océan, quand elle apparaissait entre les cordages de l’Hammerfest ! Un de ses camarades était peut-être, à cette heure, en train de la contempler. De tout son cœur, il était près de ses anciens compagnons. Qui était de garde, en ce moment, sur l’Hammerfest ? Il fermait les yeux et revoyait, l’un après l’autre, tous ses camarades ; il les voyait surgir des écoutilles ; il revoyait son cher cargo, comme s’il y était encore, blanc d’écume, majestueux et bondissant. Il entendait la cloche du bord ; il respirait l’odeur particulière de sa couchette ; il s’y étendait pour réfléchir, pour rêver. Il rouvrait les yeux, et ce n’était pas ce qu’il venait de voir à travers sa mémoire et son imagination qui lui semblait un songe, c’était cette mer-là, ce ciel, ce petit vapeur, sa vie présente. Et une tristesse profonde s’abattait sur lui jusqu’à l’accablement. Ses nouveaux camarades ne l’aimaient pas, ne le comprenaient pas, ne voulaient pas le comprendre ; ils se moquaient de sa prononciation, quand il usait des quatre mots d’italien qu’il avait déjà réussi à apprendre, et, pour ne pas envenimer les choses, il se contraignait à dominer sa colère, à sourire de ces railleries stupides et vulgaires. Il fallait espérer qu’avec le temps, cela passerait. Peu à peu, avec l’aide de Venerina, et grâce à une pratique quotidienne, il finirait par parler correctement. Il n’y avait plus rien à faire : ce bourg, en Sicile, ce rafiot et cette mer, pour toute la vie, c’était son lot.

Égaré comme il l’était encore dans sa nouvelle existence, il ne parvenait à rien imaginer de précis pour l’avenir. L’arbre peut-il s’étendre dans l’air si ses racines ne sont pas déjà nombreuses et bien fixées dans la terre ? Mais ce qui était certain, c’est que le destin l’avait transplanté là pour toujours.

L’Hammerfest, qui devait revenir d’Amérique au bout de six mois, n’était pas revenu. Sa sœur, à qui il avait écrit pour lui donner des détails sur sa maladie et lui annoncer ses fiançailles, lui avait répondu de Trondhjem une longue lettre, pleine à la fois, d’inquiétude et de joyeuse stupeur ; elle l’informait que l’Hammerfest avait reçu un contre-ordre à New-York et avait été frété pour un voyage aux Indes, à ce que lui avait écrit son mari… Qui sait, donc, s’il reverrait jamais l’Hammerfest ? Et sa sœur ?

Il se secoua pour se soustraire à la tristesse de ces réflexions. Le jour s’était levé. Les étoiles s’effaçaient dans le ciel gris, la lune pâlissait de minute en minute. Et là-bas, encore allumé, il y avait le feu vert du Vieux-Môle.

Don Paranza et Venerina attendaient sur le quai l’arrivée du vapeur. Pendant les deux jours que passait Cleen à Port-Empédocle, don Pietro n’allait pas à la pêche ; il restait à surveiller les fiancés… Cette mijaurée de donna Rosolina avait refusé cette mission pour deux motifs : primo, parce qu’elle était, elle aussi, à marier, et que sa pudeur aurait pu être offusquée du spectacle ; secundo, parce que le Norvégien lui faisait peur.

– Vous avez peur qu’il vous mange ? lui criait don Paranza. Il n’aime pas les os, tranquillisez-vous.

Donna Rosolina ne se tranquillisait pas. Et elle n’avait rien voulu donner, à l’occasion des fiançailles, pas même une petite bague, elle qui en possédait des douzaines, pour témoigner son affection à sa nièce.

– Plus tard ! Plus tard ! disait-elle.

Un jour ou l’autre, par force, Venerina hériterait de tout ce qu’elle possédait : sa maison, la propriété au pied du Mont Cioccafa, les bijoux, le mobilier, et aussi les huit couvertures de laine qu’elle avait tricotées de ses mains, dans l’espoir, encore tenace, d’y étouffer de chaleur un infortuné mari.

Don Paranza s’indignait de cette avarice ; mais il ne voulait pas que Venerina manquât de respect à sa tante.

– C’est la sœur de ta mère ! Je m’en irai avant elle, c’est dans l’ordre de la nature, et tu n’as rien à attendre de moi. Elle seule te restera, il ne faut pas te fâcher avec elle. Tu lui feras faire un brin de cour par ton mari, ça ne nuira pas. D’ailleurs, dans la mesure où le Bon Dieu peut s’intéresser à un imbécile comme moi, tu verras qu’il viendra à notre aide.

En fait, les quatre sous promis par le consulat de Norvège pour l’entretien de Cleen finirent par arriver, et il fut possible de louer une maisonnette, d’acheter quelques meubles modestes, le mobilier indispensable au jeune ménage. Les papiers de Cleen arrivèrent aussi de Trondhjem.

Venerina, ce matin-là, bouillait d’impatience et de joie ; elle voulait montrer à son fiancé leur maisonnette complètement aménagée. Mais quand le vapeur fut amarré au môle et que Cleen put débarquer, sa joie se changea en une brusque colère, en entendant le salut que les autres matelots adressaient, en miaulant ou presque, à son fiancé :

– Bon tchon, bon tchon[Buon giorno. Imitation bouffonne de la prononciation du Norvégien.].

– Imbéciles ! marmonnait-elle entre ses dents. Et elle les foudroyait du regard.

Cleen souriait ; ce sourire accrut l’irritation de Venerina.

– Tu n’es donc pas capable de casser la figure à un de ces idiots ? Ils se moquent de toi et tu souris ?

– Allons ! Allons ! fit don Paranza, tu ne vois pas qu’ils plaisantent, entre camarades ?

– Je ne veux pas, répondit Venerina. Qu’ils plaisantent entre eux, mais pas avec un étranger qui ne peut leur répondre sur le même ton.

Elle avait l’impression qu’on se moquait d’elle. Cleen la contemplait ; les regards furieux de Venerina lui semblaient une marque de son amour pour lui ; cette colère lui faisait plaisir. Mais, chaque fois qu’il voulait lui exprimer ce qu’il sentait, ou lui confier quelque chose, il avait la sensation de se heurter à un mur ; il se taisait, alors, et souriait, sans comprendre que cette bonté souriante, dans certains cas, ne pouvait plaire à Venerina.

Était-ce sa faute si ces gens étaient grossiers ? S’il ne pouvait sortir dans les rues sans avoir une troupe de polissons à ses trousses ? S’il les menaçait, c’était bien pis : les gamins se débandaient en criant les pires injures.

Venerina entrait en fureur :

– Estropies-en un ! Ils ont besoin d’une bonne leçon ! Tu ne vas pas devenir le souffre-douleur du pays, n’est-ce pas ?

– Bon conseil ! faisait don Pietro. Tu ferais mieux de lui recommander la prudence !

– Avec cette canaille ? Des coups de bâton…

– Ils ne continueront pas, sois tranquille, dès que L’Arso aura appris…

– Lars ! criait Venerina, furieuse, à présent, d’entendre son oncle appeler ainsi son fiancé, comme tout le village.

– L’Arso, Lars, c’est la même chose, soupirait don Pietro, en haussant les épaules.

– Change de nom ! reprenait Venerina, exaspérée, en se tournant vers Cleen. Ah ! c’est un plaisir de s’entendre appeler la femme de L’Arso !

– Est-ce que tu n’es pas déjà la nièce de don Paranza ? Quel mal y a-t-il ? Son sobriquet est L’Arso ; le mien, Paranza. Il n’y a qu’à en rire !

Venerina ne plaisantait plus, à présent, en enseignant sa langue à son fiancé : elle prenait des colères noires.

– Naturellement. Si tu estropies les mots comme ça, il est forcé qu’on se moque de toi. Mais, Sainte Vierge, est-ce donc si difficile ?

Le pauvre Cleen – que pouvait-il de plus ? – souriait avec douceur et essayait de mieux prononcer. Mais, au bout de deux jours, il fallait embarquer et Cleen ne parvenait pas à profiter des leçons autant que Venerina l’eût souhaité.

– Tu es bouché à l’émeri ! mon pauvre ami.

Les querelles des fiancés semblaient puériles à don Pietro, condamné à leur servir de chaperon et que ce rôle ennuyait. Sa présence ajoutait à l’embarras de Cleen, qui n’arrivait pas à comprendre pourquoi l’oncle restait là. N’était-il pas le fiancé de Venerina ? N’aurait-il pas pu sortir avec elle pour faire un tour de promenade sur le plateau, en pleine campagne ? Il l’avait proposé, un jour, mais Venerina elle-même s’était récriée :

– Es-tu fou ?

– Pourquoi ?

– Chez nous, on ne laisse jamais seuls deux fiancés, pas une minute.

– Un teneur de chandelle est obligatoire, ajoutait don Paranza.

Cleen était humilié par ce protocole, qui le troublait, et lui ôtait tous ses moyens. Une sourde irritation le gagnait, un tourment secret à se voir traité et considéré dans ce pays comme un imbécile, et il redoutait de finir par en devenir un.

 

VII

Mais quelqu’un savait fort bien qu’il n’était pas un imbécile. C’était son patron, Di Nica, dont il réglait au mieux les commissions et les affaires avec ces voleurs d’agents maritimes de Tunis et de Malte. S’il n’en disait rien, ce n’était ni pour nier les mérites de Cleen, ni pour lui refuser un juste éloge, c’était « à cause des conséquences » que cet éloge aurait pu provoquer.

Pourtant. Di Nica crut lui témoigner généreusement l’estime où il tenait ses bons et loyaux services en lui accordant dix jours de congé, à l’occasion de son mariage.

– Tu trouves que c’est peu, disait-il à don Pietro, qui ne paraissait pas satisfait. C’est assez, c’est plus qu’il n’en faut. Tu vas voir, en dix jours, le bel enfant qu’ils vont confectionner. Tout au plus pourrais-je lui permettre, quand il rembarquera, d’emmener sa femme à Tunis et à Malte, en voyage de noces. C’est un garçon sérieux, j’ai confiance en lui. Mais je ne peux pas faire plus.

Il bondit quand don Pietro lui proposa d’être témoin au mariage :

– Je n’ai rien contre ce brave garçon, au contraire. Mais si j’acceptais une fois, je ne ferais plus que ça toute ma vie. Non, non, mon cher Pietro. J’enverrai à la mariée un petit cadeau, en hommage à notre vieille amitié ; mais, surtout, ne le dis à personne…

De son côté, donna Rosolina, à force de presser sur le bon cœur que Dieu lui avait donné, en fit sortir un cadeau pour Venerina : une paire de boucles d’oreilles à pendentifs. Elle avait la gentillesse, par-dessus le marché, d’offrir aux jeunes mariés, pour leurs dix jours de lune de miel, sa maison de campagne au pied du mont Cioccafa.

– Mais prenez garde de ne pas abîmer le mobilier…

Il y avait là quatre chaises boiteuses et si mangées des vers que, pour un peu, elles auraient marché seules. L’odeur de moisi qui régnait dans la cahute décrépite, perdue dans les arbres, était insupportable.

Le premier soin de Venerina, en arrivant en voiture avec son mari, son oncle et sa tante, fut d’ouvrir toutes grandes les fenêtres.

– Les tentures ! Les rideaux ! criait désespérément donna Rosolina, courant après sa nièce.

– Ils vont prendre un peu l’air ! Ça leur fera du bien !

– Oui, mais avec toute cette lumière, ils vont perdre leur couleur.

– Ce n’est pas du brocart !

L’heure qu’elle passa dans sa maison de campagne avec les nouveaux mariés fut pour donna Rosolina un véritable supplice. Elle souffrait de voir tripoter le moindre objet, comme si on lui avait arraché ses accroche-cœur trempés dans l’huile. Quand, avec leurs gros souliers ferrés, le gardien et sa famille entrèrent pour saluer les jeunes époux, elle pensa défaillir.

Le gardien surveillait la propriété ; il habitait avec sa famille dans la cour caillouteuse de la villa, près de la citerne, une pièce sombre, à la fois maison et étable. Perplexe, ne sachant s’il faisait bien ou mal, il apportait, en cadeau de noces, un panier de fruits séchés.

Lars Cleen contemplait avec stupeur ces êtres humains, vêtus de haillons, brûlés par le soleil, qui lui faisaient l’effet d’appartenir à un autre monde.

La femme du gardien annonçait en souriant qu’un de ses cinq enfants, le second, avait les fièvres depuis deux mois et restait étendu sur la paille, comme un mort.

– On ne le reconnaît plus !

Elle souriait, non pas qu’elle n’eût un gros chagrin, mais pour ne pas montrer sa peine, alors que les maîtres étaient en fête.

– Je viendrai le voir, promit Venerina.

– Mais non ! Que dit Votre Excellence ? Ne vous occupez pas de nous, pauvres que nous sommes ! Votre Excellence est là pour se divertir… Quel beau mari ! Je n’ose pas le regarder.

– Et moi ? demanda don Paranza. Je ne suis pas beau ? Et je viens aussi de me marier… avec donna Rosolina. Nous faisons deux beaux couples !

– Voulez-vous bien vous taire ! glapit Rosolina, scandalisée. Je n’aime pas qu’on plaisante avec ces choses-là.

Venerina riait comme une folle.

– Mais je suis sérieux !… Je suis sérieux ! protestait don Pietro.

Et, pour faire rire sa nièce, il insista tellement sur sa mauvaise plaisanterie que la vieille fille ne voulut pas rentrer seule avec lui. Elle ordonna au gardien de monter sur le siège, à côté du cocher.

– Les mauvaises langues ! Sait-on jamais, avec un vieux fou comme vous !

– Ah ! chère donna Rosolina ! que voulez-vous que je fasse, à présent ? gémit don Pietro, une fois dans la voiture, en branlant la tête et en se mouchant avec un grand soupir, comme s’il se dégonflait d’un coup de toute la gaieté prodiguée devant sa nièce. Je voudrais seulement avoir rendu heureuse cette pauvre enfant !

Il avait l’impression d’avoir atteint le but de sa longue existence cahotée. Que lui restait-il d’autre à faire, désormais, que de se mettre à la disposition de la mort, la conscience tranquille, mais angoissée ? Quatre jours encore à s’ennuyer ; et puis, la fosse commune…

La voiture longeait justement le cimetière et les feux du couchant éclairaient le plateau.

– Trois pelletées de terre… Et qu’aurai-je fait, en ce bas monde ?

Donna Rosolina, près de lui, les lèvres serrées, les yeux fixes, s’efforçait d’imaginer ce que faisaient les époux dans sa maison et réfrénait ses regrets, pleine de colère contre le petit vieux assis à côté d’elle. Elle se tourna de son côté ; il avait fermé les yeux, elle crut qu’il dormait :

– Réveillez-vous… Nous arrivons.

Don Pietro rouvrit ses yeux rougis en grommelant :

– Je le sais bien, qu’on arrive… Je pense à mes congres de ce soir. Qui me les fera cuire ?

 

VIII

Après qu’elle eut dominé le premier embarras de sa brusque intimité avec un homme qui lui faisait encore l’effet d’être tombé du ciel, Venerina se mit à protéger et à conduire par la main, comme un enfant, son mari enchanté des spectacles que lui offrait la campagne, cette nature violente et pour lui si étrange.

Il s’arrêtait pour contempler longuement les troncs difformes des oliviers, tout en bosses, en éperons, en jointures tordues et noueuses, et il n’en finissait plus de répéter : « Le soleil ! Le soleil ! » comme si ces troncs portaient l’empreinte vivante de cette brûlante rage solaire dont il se sentait étourdi, presque soûlé.

Le soleil, il le retrouvait partout, et en particulier dans les yeux et sur les lèvres charnues de sa femme. Ses émerveillements mettaient Venerina en joie, et elle l’entraînait pour lui montrer d’autres choses plus dignes d’être vues : la grotte du Ciocaffa, par exemple. Mais il s’arrêtait, quand elle s’y attendait le moins, devant les choses les plus ordinaires :

– Qu’est-ce que tu regardes ? Les figuiers de Barbarie ?

Il était pareil à un enfant, et elle lui éclatait de rire au nez, à le voir émerveillé par des riens. Elle le secouait aussi, lui soufflait sur les yeux pour le tirer de sa stupeur :

– Éveille-toi ! Éveille-toi !

Il souriait, l’embrassait et se laissait guider par elle comme un aveugle.

Il ne pouvait s’empêcher de lui parler sans cesse de la famille du gardien, qu’ils étaient allés voir, comme ils l’avaient promis. Il ne se résignait pas à l’idée que ces gens habitaient entassés dans cette pièce, dans cette tanière fumeuse et puante. Venerina lui répétait vainement :

– Si tu leur enlevais l’âne, le cochon et les poules, ils ne pourraient plus y dormir en paix. Il faut qu’ils habitent tous ensemble ; ils ne font qu’une famille.

– C’est horrible ! C’est horrible ! criait-il en levant les bras au ciel.

Et ce pauvre enfant par terre, sur son grabat, couleur d’argile, et réduit à l’état de squelette par les fièvres ? Cet enfant, eh bien ! on le soignait avec les infusions traditionnelles, qui le guériraient, comme elles guérissaient tout le monde.

– N’y pense pas, lui disait Venerina, affligée, elle aussi, mais beaucoup moins, car elle savait ce qu’est la vie du pauvre monde.

Elle s’imaginait que son mari le savait aussi bien qu’elle et, le voyant bouleversé, elle se disait qu’il était d’une bonté anormale, presque maladive, et cela lui déplaisait.

Ces dix jours de campagne passèrent vite. De retour au village, Venerina accompagna son mari jusqu’au bateau, mais ne voulut pas s’embarquer avec lui pour le voyage de noces offert par Di Nica.

Don Pietro l’y engageait :

– Tu verras Tunis, que nos chers frères latins, les Français, nous ont si gracieusement volée… Tu verras Malte, où ton imbécile d’oncle s’est ruiné… Ah ! si je pouvais vous accompagner ! Tu verrais comme je me giflerais de bon cœur, s’il m’arrivait de me rencontrer dans les rues de La Vallette tel que j’étais alors, jeune, stupide et patriote.

Mais Venerina n’y consentit pas : elle craignait la mer ; et puis, elle aurait eu honte au milieu de tous ces hommes. Don Pietro insistait :

– Tu seras avec ton mari… Les femmes d’ici sont toutes les mêmes. Elles aimeraient mieux mourir que faire plaisir à leur homme.

Et se tournant vers Cleen :

– Et toi, qu’en dis-tu ?

Lui n’en disait rien. Il regardait Venerina avec le désir de l’avoir près de lui ; mais il ne voulait pas qu’elle fît un sacrifice, ni qu’elle risquât de souffrir en voyage.

– J’ai compris, conclut don Paranza. Tu es un grand babbalacchio [Imbécile qui se laisse mener par le bout du nez.].

Lars ne comprit pas l’expression sicilienne qu’employait l’oncle, mais il sourit en voyant s’esclaffer Venerina. Et il partit seul.

À peine le bateau eut-il pris le large, après les derniers saluts du mouchoir à sa femme qui, sur le quai du Vieux-Môle, agitait le sien, il éprouva instinctivement un grand soulagement, mais qui le rendit plus triste, à y mieux réfléchir. Il se rendit compte, seul à nouveau devant la mer, qu’il avait souffert pendant ces dix jours d’une terrible contrainte, en dépit du plaisir qu’il éprouvait auprès de sa femme. Il retrouvait la possibilité de penser librement, de s’abandonner à lui-même, sans plus avoir à torturer son cerveau pour deviner et comprendre les sentiments de cette créature si différente de lui et qui, pourtant, lui appartenait si intimement.

Il trouva quelque réconfort à se dire qu’avec le temps, il s’adapterait à sa nouvelle existence, qu’il arriverait à penser, à sentir comme Venerina, et aussi que sa femme réussirait, à force d’affection et d’intimité, à pénétrer jusqu’à lui, à ne plus le laisser seul dans son angoissant exil du cœur et du cerveau.

Venerina, de son côté, pensait à son mari. Elle désirait avec ardeur son retour, mais elle ne parvenait pas à imaginer autre chose qu’une brève escale : deux jours à la maison et le reste de la semaine, en mer ; deux jours avec son mari et le reste de la semaine, seule, à attendre chaque soir que l’oncle revînt de la pêche ; alors, souper et puis se coucher, seule… Et cela ne la contentait pas. Elle aussi trouvait que c’était trop peu. Et elle passait des heures et des heures dans l’attente, une attente secrète, qui lui faisait un peu peur.

– Quand ?

 

IX

C’est du joli ! s’écria don Paranza, dès les premières nausées, dès les premiers vertiges. Cette canaille d’Agostino avait deviné juste ! Tu as eu peur que ton oncle mourût trop vite et sans entendre les miaulements de ton chaton !

– Mon oncle, protestait Venerina, offensée et souriante à la fois.

Elle était heureuse : elle avait de quoi occuper, maintenant, ses longues veillées solitaires : petits bonnets, bavoirs, chemises, langes… Ses veillées et ses journées aussi. Elle n’avait plus le loisir de penser à elle, elle ne songeait qu’au petit ange qui allait « descendre du ciel, tante Rosolina, du ciel ! » criait-elle à la vieille fille pudibonde, qu’elle décoiffait en l’embrassant.

– Vous serez marraine et l’oncle Pietro parrain.

Donna Rosolina battait des paupières, ravalait sa salive sous les embrassades de cette folle, qui ne respectait ni son rouge ni ses accroche-cœur.

– Doucement, doucement… J’accepte. Mais à condition que vous le baptisiez d’un nom chrétien. Je ne sais même pas le nom de ton mari.

– Appelez-le L’Arso, comme tout le monde, répondait Venerina en riant. Qu’est-ce que ça peut bien me faire, maintenant !

Tout lui était égal, à présent ; elle ne faisait même plus un brin de toilette quand son mari devait débarquer.

– Repeigne-toi un tout petit peu, lui conseillait donna Rosolina. Tu n’es pas à ton avantage, tu sais…

Venerina haussait les épaules :

– S’il me veut comme ça, très bien… S’il ne veut pas de moi et me laisse la paix, encore mieux…

La joie de son attente était si exclusive que Cleen ne se sentait pas autorisé à en prendre sa part. Il était laissé de côté et il ne songeait à se réjouir que du bonheur de sa femme, comme si l’enfant qui allait naître n’était pas aussi le sien. Il est vrai qu’il allait naître dans un pays où Cleen était étranger, et d’une mère qui ne se souciait pas de savoir quelles pensées, quels sentiments l’agitaient.

Venerina avait sa vie toute tracée ; il n’y avait plus de place pour l’imprévu : elle avait une maisonnette, un mari ; elle allait avoir un enfant et elle ne se disait pas que son mari, l’étranger, était au début d’une existence nouvelle et qu’il attendait qu’elle lui tendît la main pour le guider. Insoucieuse ou incompréhensive, elle le laissait sur le seuil, exclu de tout, perdu dans sa solitude.

Il repartait, et, sur mer, sa solitude et son angoisse augmentaient encore. Ses camarades, le voyant toujours triste, ne se moquaient plus de lui, mais ne prenaient pas garde à sa présence.

Nul ne songeait à lui demander :

– Qu’est-ce que tu as ?

Il était l’étranger… Il devait donc avoir des raisons incompréhensibles d’être tel qu’il était.

Il s’en serait aisément consolé, si du moins, chez lui, il ne s’était pas senti aussi étranger que sur le bateau. Chez Lui ? Dans ce bourg de Sicile ?

Non ! Non ! Son cœur volait au loin, vers son pays natal, vers la vieille maison où sa mère était morte, où demeurait sa sœur, qui, peut-être, à cette minute précise, pensait à lui et le croyait heureux…

 

X

Un espoir tenace vivait en lui. C’était la dernière digue contre la mélancolie qui l’envahissait et l’étouffait : c’était l’espoir de se retrouver en son enfant et de se sentir avec lui, à travers lui, moins seul sur la terre d’exil.

Mais cette espérance s’envola dès qu’il vit son fils, venu au monde deux jours plus tôt en son absence. C’était tout le portrait de sa mère.

– Il est tout noir, pauvre petit. Sang de Sicile ! dit Venerina de son lit, tandis qu’il le contemplait dans son berceau, profondément déçu. Ferme les rideaux, tu vas l’éveiller… Il ne m’a pas laissé fermer l’œil de la nuit, pauvre mignon ! il a des coliques. Il dort, laisse-m’en profiter…

Cleen, ému, baisa sa femme au front, referma les volets et sortit de la chambre sur la pointe des pieds. Dès qu’il fut seul, il cacha son visage dans ses mains et se mit à pleurer.

Qu’avait-il espéré ? Un signe, un seul, chez ce petit être, la couleur des yeux, celle des cheveux, qui le proclamât sien, étranger comme lui et qui rappelât son pays. Qu’avait-il espéré ? Même alors, n’aurait-il pas grandi ici, avec les autres enfants du village, sous ce soleil brûlant, soumis à des habitudes de vie étrangères à son père, élevé presque exclusivement par sa mère, par conséquent avec les mêmes idées, les mêmes sentiments qu’elle. Qu’avait-il espéré ? Il serait un étranger pour son fils comme pour tous les autres…

Dans les deux jours qu’il passait chez lui chaque semaine, il cherchait à dissimuler son état d’âme, et cela ne lui était pas difficile : personne ne faisait attention à lui. Don Pietro s’en allait, comme d’habitude, à la pêche, et Venerina ne s’occupait que du poupon, qu’elle ne le laissait même pas toucher :

– Tu le fais pleurer… Tu ne sais pas le tenir… Allons, sors un peu, va faire un tour. Pourquoi me regardes-tu comme ça ?… Va faire une visite à tante Rosolina. Il y a trois jours que je ne l’ai vue… Don Pietro a peut-être raison. Elle veut sans doute que tu lui fasses la cour.

Pour faire plaisir à sa femme, Cleen alla une fois rendre visite à donna Rosolina ; mais il fut reçu de telle façon qu’il jura de n’y jamais retourner seul ou en compagnie.

– Non, monsieur, je ne vous laisserai pas franchir mon seuil, lui déclara donna Rosolina, les yeux pudiquement baissés. Je regrette, mais je ne puis vous le cacher. Vous êtes mon neveu, c’est entendu, mais on vous sait étranger, avec des mœurs curieuses ; et qui sait ce qu’on pourrait croire ! Je ne puis vous recevoir seul. Je passerai tout à l’heure chez vous, si vous ne voulez pas venir ici avec Venerina.

Il se trouva ainsi mis à la porte et n’eut pas le cœur d’en rire, comme fit Venerina, quand il lui raconta la chose. Puisqu’elle connaissait si bien la folie de cette vieille, pourquoi lui avoir fait faire cette figure d’imbécile ? Est-ce qu’elle aussi voulait se moquer de lui ?

– Tu n’as pas encore trouvé d’ami ? lui demandait Venerina.

– Non…

– C’est difficile, je le sais : les Siciliens sont un peu ours. Mais tu es, toi, comme une mouche sans tête. Éveille-toi un peu ! Va retrouver l’oncle, il est sur la jetée. Entre hommes, vous avez de quoi causer. Moi, je n’ai pas le temps de te faire la conversation : j’ai trop de travail !

Il la regardait avec l’envie de lui demander :

– Tu ne m’aimes plus ?

Venerina, voyant qu’il ne bougeait pas, levait les yeux de sa couture et, devant son air égaré, éclatait de rire :

– Que veux-tu de moi ? Un homme qui reste à la maison comme un enfant, ça ne s’est jamais vu ! Apprends un peu à vivre comme les hommes d’ici, dehors plus que dedans. Je n’aime pas te voir ainsi. Tu me fais de la peine.

Quand il était sorti, elle ne le voyait plus. Mais à l’air triste qu’il prenait en s’apprêtant à sortir, chassé de chez lui, tout pareil à un chien sans maître, elle aurait pu deviner de quel cœur il allait se traîner par les rues de ce village où le sort l’avait jeté et qu’il détestait déjà.

Ne sachant où aller, il se rendait à l’agence de son patron. Il trouvait régulièrement le vieux Di Nica derrière ses commis, le cou dressé, les lunettes sur la pointe du nez, surveillant ce qu’ils inscrivaient sur les registres. Il ne se défiait pas d’eux, – oh ! pas le moins du monde ! – mais c’est si vite fait, par distraction, d’écrire un chiffre pour un autre, de faire une erreur d’addition !… Et puis, il surveillait leur calligraphie… La calligraphie était son faible ; il voulait que ses livres de comptes fussent propres et nets. La petite pièce où il se tenait était humide et sombre, au rez-de-chaussée ; certains jours, dès quatre heures, on n’y voyait plus : il fallait allumer les lampes.

– C’est une honte, patron Di Nica. Quand on a autant de sous que vous en avez !

– J’ai des sous, moi ? demandait le vieux. J’ai ceux que vous voudrez bien me donner ! Et puis, que voulez-vous ! j’ai débuté ici, c’est ici que je veux finir !

En voyant entrer Cleen, il se tourmentait : celui-là, à présent, que veut-il ?

Il allait vers lui, la tête rejetée en arrière pour pouvoir regarder à travers ses besicles posées au bout de son nez et disait :

– Que voulez-vous, mon garçon ? Rien ? Eh bien ! prenez une chaise et asseyez-vous là, devant la porte.

Il redoutait les distractions de ses commis ; et puis, il ne voulait pas que Cleen fût au courant des affaires de l’agence avant le voyage.

Cleen restait assis un instant sur le seuil. Personne ne voulait donc de lui ? Et pourtant, il ne portait plus sa toque de fourrure ; il était habillé comme tout le monde ; pourquoi les passants se retournaient-ils pour le dévisager comme un objet rare exposé devant l’agence ? Soudain, il voyait cabrioler devant lui un gamin qui lui réclamait aussitôt après un petit sou, et tous de rire.

– Qu’est-ce que c’est ? criait le vieux Di Nica, en s’avançant sur le seuil. Le guignol ? Les marionnettes ?

Les gamins se sauvaient avec des cris et des sifflets.

– Mon garçon, disait alors Di Nica à Cleen, les gens d’ici sont des sauvages. Allez-vous-en ! Faites-moi ce plaisir.

Et Cleen s’en allait. Ce vieil avare, avec sa défiance continuelle, lui donnait la nausée. Il descendait à la plage, couverte de tas de soufre, et il assistait, avec une amertume et un dégoût profonds, au labeur bestial de tous ces gens, sous le grand soleil. Pourquoi, avec les trésors que produisait ce commerce, ne pensait-on pas à faire travailler de façon plus humaine ces malheureux, moins bien traités que des bêtes de somme ? Des chariots, des wagonnets et un aménagement des quais, n’aurait-on pu embarquer plus rapidement tout ce soufre ?

– Pas un mot là-dessus, lui recommandait don Paranza, le soir, après souper, si tu ne veux pas finir sur la croix, comme Jésus-Christ ! Tous les richards du pays ont intérêt à ce que les quais ne soient pas aménagés, parce qu’ils sont propriétaires des spigonare qui portent le soufre de la plage aux cargos… Prends garde, c’est la croix qui t’attend !

Et sur la plage nue, entre les dépôts de soufre, couraient les égouts découverts qui empestaient le pays, et chacun se lamentait, et personne ne faisait rien pour fournir le village de l’eau nécessaire. À quoi servait tout cet argent pourchassé avec tant d’acharnement ? Qui en profitait ? Tous ces richards étaient plus pauvres que les pauvres ! Pas un théâtre, pas un endroit où se divertir honnêtement après ce terrible labeur. Dès le soir venu, le village paraissait mort, veillé par quatre réverbères à pétrole. Et on eût dit que les hommes, au milieu des difficultés continuelles et des ruses de cette lutte pour le gain, n’avaient même pas le temps de penser à l’amour. Quant aux femmes, elles se montraient indolentes, négligées, dépourvues de toute coquetterie.

Le mari était fait pour travailler, la femme pour s’occuper de la maison et des enfants.

– C’est donc ça, pensait Cleen ? C’est donc ça toute la vie ?

Et un sanglot lui montait à la gorge.

 

XI

L’Hammerfest ! L’Hammerfest qui arrive ! Don Paranza, tout haletant d’avoir couru, annonçait la grande nouvelle à Venerina :

– J’ai l’avis, tiens, regarde : il arrive aujourd’hui ! Et L’Arso qui est en mer… Porco diavolo ! Qui sait s’il rentrera à temps pour revoir son beau-frère et ses amis !

Il se précipita chez Di Nica, sa feuille à la main :

– Agostino, l’Hammerfest !

Di Nica le regarda, comme s’il avait été frappé de folie subite :

– Qui est-ce ? Connais pas !

– Le bateau de mon neveu.

– Et que veux-tu que ça me fasse ?

Il se mit à rire, les yeux clos, d’un rire du nez dont il avait la spécialité, en écoutant les sottises que lâchait don Pietro, navré du contretemps :

– Si on pouvait…

– Mais oui, raillait Di Nica, tout de suite. Je vais télégraphier à Tunis et je le fais revenir au grand galop. N’en doute pas.

– Tu as toujours été le plus généreux des hommes ! lui cracha don Paranza à la face.

Et il le planta là, plein de dégoût.

Il rentra chez lui s’habiller pour la visite à bord. Sur l’Hammerfest, qui achevait à peine de s’amarrer dans le port, les camarades de Cleen lui firent mille fêtes. Lui qui, pour les affaires de son vice-consulat, s’en tirait, d’habitude, avec quatre phrases, toujours les mêmes, il dut, cette fois, se torturer terriblement les méninges pour trouver, dans son imaginaire connaissance de la langue française, de quoi répondre à toutes les questions qui lui grêlaient dessus et il mit dans un état pitoyable sa pauvre chemise empesée, tant il sua pour faire comprendre à ces diables de matelots qu’il n’était pas exactement le beau-père de L’Arso et que Venerina n’était pas sa fille, bien qu’il l’eût élevée comme une fille depuis sa petite enfance.

Ils ne comprenaient pas, ou faisaient semblant de ne pas comprendre :

– Beau-père ! Beau-père !

– Comme vous voudrez ! s’écriait don Paranza. Me voilà devenu beau-père !

Cela n’aurait rien été, si, en qualité de « beau-père », on n’avait voulu le faire trop boire, malgré ses vives protestations :

– Je ne bois pas de vin.

Ce n’était pas du vin. Qui sait quelle boisson diabolique on lui avait fait avaler ! Il avait un enfer dans l’estomac… Et quel travail effrayant pour faire comprendre à tout l’équipage, qui voulait absolument connaître la mariée, qu’il était impossible de les emmener tous !

– Seulement le beau-frère ! Où est-il ? Vous, seulement !… Venez, venez…

Et il le conduisit chez Cleen. Le beau-frère ignorait encore la naissance du petit ; mais il apportait quelques menus cadeaux à Venerina de la part de sa femme. Il était désolé de ne pouvoir embrasser Lars. L’Hammerfest repartait trois jours plus tard pour Marseille.

Venerina ne put échanger un seul mot avec le jeune colosse dont la présence lui rappelait le jour où Lars, moribond, avait été porté sur sa civière dans la maison de son oncle. Elle se revoyait lui donnant de quoi écrire, recevant de lui la petite bourse. C’était en le regardant pleurer qu’elle s’était attendrie sur le sort du malade. Et maintenant, Lars était son mari, et ce géant blond et souriant, penché sur le berceau du petit, était son parent, son beau-frère. Elle voulut que son oncle lui répétât en sicilien ce qu’il disait de l’enfant.

– Il dit qu’il te ressemble, répondit don Paranza. Mais ce n’est pas vrai. C’est à moi qu’il ressemble !

Ce fut l’alcool qu’on lui avait fait ingurgiter à bord et qui lui restait sur l’estomac qui le poussa à dévoiler ainsi son orgueil et sa tendresse de grand-oncle gâteau. D’habitude, il dissimulait son sentiment et affectait d’appeler l’enfant : « Le chat qui miaule. » Venerina se mit à rire.

– Et maintenant, mon oncle, que dit-il ? demanda-t-elle en entendant parler l’étranger, son beau-frère.

– Un peu de patience, grogna don Paranza. Je ne peux pas vous écouter tous les deux à la fois… Ah ! oui… L’Arso, évidemment… Dommage, il dit… Il ne sera pas possible de le voir, si votre capitaine, eh oui ! a des engagements. Le bateau ne peut pas attendre…

Mais le déchirement suprême ne fut pas épargné à Cleen. Par suite d’un retard dans l’arrivée des feuilles de connaissement, l’Hammerfest dut renvoyer son départ d’un jour. Il s’apprêtait à quitter Port-Empédocle quand le vapeur de Di Nica se rangea le long du môle.

Lars Cleen se jeta dans un canot et vola jusqu’à son cher cargo, le cœur en tumulte. Il ne raisonnait plus ! Ah ! partir, fuir avec les copains, s’exprimer de nouveau dans sa langue, retrouver sur ce bateau la patrie, en finir avec l’exil, avec cette agonie ! Il se jeta dans les bras de son beau-frère et le serra à l’étouffer, dans un déluge de larmes.

Mais quand ses camarades, groupés autour de lui, lui demandèrent, consternés, la raison de ses pleurs, il se ressaisit, mentit, répondit qu’il pleurait uniquement de joie en les revoyant.

Seul, son beau-frère ne l’interrogea pas : il lut dans ses yeux le désespoir, le projet qui l’avait poussé à bord, et il lui fit comprendre d’un regard qu’il l’avait deviné. Il n’y avait plus une minute à perdre : déjà, la cloche du départ avait sonné.

Un moment après, debout sur son canot, Lars Cleen vit l’Hammerfest sortir du port. Il agitait son mouchoir trempé de larmes, et ses yeux n’arrêtaient pas de pleurer. Il ordonna au patron du canot de ramer jusqu’à la sortie du port : il voulait voir sans témoin son bateau s’éloigner peu à peu sur la mer sans limites, et avec lui son pays, son âme, sa vie… Le voilà qui s’éloigne… Encore… Encore… Il a disparu.

– On rentre ? interrogea de la tête le marinier.

De la tête, il fit signe que oui. Il était seul pour toujours. Abandonné de tous. Loin de tous. Étranger.

In Italiano – Lontano (1902)

Nouvelles

««« Pirandello en Français

Se vuoi contribuire, invia il tuo materiale, specificando se e come vuoi essere citato a
collabora@pirandelloweb.com

ShakespeareItalia

image_pdfvedi in PDF
Skip to content