Première publication dans La lettura, février 1905 ; reprise dans le recueil Erma bifronte(Hermes bifrons), Milan, Treves, 1906 ; rassemblée dans Novelle per un anno, In silenzio(Nouvelles pour une année, En silence), Florence, Bemporad, 1922, vol. VI. Pirandello a tiré de cette nouvelle, une comédie qui porte le même titre : première publication dans le recueilMaschere nude (Masques nus), Florence, Bemporad, 1923, vol. XII ; première représentation le 23 novembre 1923 au Teatro Nazionale à Rome.
In Italiano – L’altro figlio (1905)
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L’autre fils
– Ninfarosa est là ?
– Elle est là. Frappez fort.
La vieille Maragrazia frappe, puis, pesamment, s’accroupit sur la marche usée du seuil. C’est sa place habituelle : le seuil de la maison de Ninfarosa ou de quelque autre masure de Farnia. Affalée là, elle dort ou pleure en silence. Les passants jettent dans son tablier un petit sou ou un quignon de pain ; à peine interrompt-elle son sommeil ou ses pleurs : elle baise le sou ou le pain, fait un signe de croix et recommence à pleurer ou à dormir.
On dirait un tas de chiffons. Un amas de loques crasseuses et sans couleur, toujours les mêmes, été comme hiver, déchirées, haillonneuses, d’où s’exhale une puanteur faite de sueur rancie et de toutes les ordures de la rue. Son visage terreux n’est que rides ; les paupières y rougeoient, retroussées, brûlées par les larmes incessantes, mais les yeux clairs, comme perdus au loin, pareils aux yeux sans mémoire de l’enfance, contrastent avec ces rides, ces paupières rougies, ce larmoiement. Ses yeux attirent les mouches qui se collent dessus, voraces ; mais elle est tellement abîmée dans son chagrin qu’elle n’y prend pas garde et ne les chasse pas. Les quelques pauvres cheveux qui lui restent, divisés par une raie, retombent en deux petits chignons sur les oreilles, ses oreilles aux lobes déchirés par le poids de lourds anneaux à pendentifs qu’elle a portés dans sa jeunesse. Du menton glissent le long du cou de lamentables fanons, séparés par un sillon noir qui se perd dans la poitrine creuse.
Les voisines, assises devant les portes, ne lui prêtaient plus attention. À longueur de journée, elles demeuraient là à ravauder le linge, à éplucher les légumes, à tricoter et, tout en travaillant, elles bavardaient devant les maisons basses, qui ne prennent jour que par la porte. Maisons qui servent aussi d’étables, avec leur pavé de caillou pareil à celui de la rue. D’un côté, le râtelier, un âne ou une mule qui piétinent devant, tourmentés par les taons ; de l’autre, le lit surélevé, monumental ; le long coffre noir, de sapin ou de hêtre, semblable à un cercueil et qui sert aussi de siège ; deux ou trois chaises paillées ; la huche et puis les outils. Sur les murs nus, noirs de suie, en guise d’ornements, quelques chromos à un sou, figurant les saints patrons du village.
Dans la rue enfumée, envahie par l’odeur de l’étable, des enfants jouent, bronzés par le soleil, les uns nus comme au jour de leur naissance, les autres couverts d’une simple chemise sale, en lambeaux. Les poules picorent, les porcs couleur de craie soufflent du groin dans les balayures et reniflent.
*
* *
Ce jour-là on parlait du nouveau convoi d’émigrants qui devait le lendemain partir pour l’Amérique.
– Saro Scoma est du départ, disait l’une. Il quitte sa femme et trois enfants.
– Vito Scordia, reprenait une autre, en laisse cinq et sa femme est enceinte.
– On dit que Carmine Ronca emmène avec lui son garçon qui a douze ans et travaillait déjà à la zoljara… Sainte Vierge, il aurait au moins pu laisser le petit à sa femme ! Comment fera cette pauvre créature maintenant ?
Une quatrième se lamentait :
– Toute la nuit, que de pleurs dans la maison de Nunzia Ligreci ! Son fils Nico, qui revient à peine de la caserne, veut partir aussi.
La vieille Maragrazia écoutait, et pour ne pas éclater en sanglots, elle enfonçait son châle dans sa bouche. Mais sa douleur débordait, coulait de ses yeux bouffis en pleurs intarissables.
Il y avait quatorze ans que ses deux fils aussi étaient partis pour l’Amérique ; ils lui avaient promis de revenir au bout de quatre ou cinq ans ; mais ils avaient fait fortune, là-bas, un surtout, l’aîné, et ils avaient oublié leur vieille mère. Chaque fois que partait de Farnia un nouveau convoi, elle venait chez Ninfarosa se faire écrire une lettre qu’elle confiait à un des émigrants en le suppliant de la remettre à l’un ou l’autre de ses fils. Longtemps elle suivait sur la route poudreuse le convoi qui gagnait, dans une houle de sacs et de paquets, la gare de la ville voisine, escorté par les mères, les femmes, les sœurs, qui pleuraient et hurlaient leur désespoir. Tout en marchant, elle regardait fixement les yeux de tel ou tel jeune émigrant qui affectait une bruyante allégresse pour dissimuler son émotion et donner le change aux parents qui l’accompagnaient.
– Vieille folle, lui criaient certains, pourquoi me regardez-vous comme ça ? Vous voulez m’arracher les yeux ?
– Non, trésor, je te les envie, répondait la vieille. Ils verront mes fils. Dis-leur dans quel état tu m’as laissée. S’ils tardent encore, ils ne me trouveront plus.
Les commères du voisinage continuaient à dénombrer les partants du lendemain. Tout à coup un vieux à la barbe et aux cheveux crépus, qui, jusque-là, avait écouté en silence, étendu sur le dos, le ventre au soleil, tout occupé à fumer sa pipe au fond de la ruelle, leva sa tête appuyée à un bât de mulet, et portant à son cœur ses grosses mains rugueuses :
– Si j’étais roi, dit-il (et ce disant, il cracha), si j’étais roi, je ne laisserais plus arriver à Farnia une seule lettre de là-bas.
– Bravo, Jaco Spina, s’écria l’une des voisines, et comment vivraient ici les pauvres mères, les femmes, sans nouvelles et sans argent ?
– Parlons-en ! Pour ce qu’ils envoient ! grogna le vieux en crachant de nouveau. Leurs mères sont forcées d’entrer en service et leurs femmes tournent mal. Mais pourquoi, dans leurs lettres, ne racontent ils pas tout le mal qu’ils trouvent là-bas ? Ils n’écrivent que le beau côté des choses, et chaque lettre pour les malheureux enfants d’ici, c’est comme une mère-poule – piou, piou, piou : – les petits répondent à l’appel et partent au diable-vert. Il n’y a plus de bras pour travailler nos terres. Des vieux, des femmes et des mioches, voilà tout ce qu’on trouve à Farnia. Mes champs, je les regarde pâtir. Qu’est-ce que je peux faire avec deux bras ? Et ils continuent à émigrer, ils continuent ! La pluie dans les yeux et le vent dans l’échine, voilà ce que je leur souhaite. Qu’ils se cassent la figure, ces saligauds !…
Ninfarosa ouvrit sa porte à ce moment précis, et ce fut comme si le soleil se levait dans la ruelle.
Brune, le teint chaud, les yeux noirs, brillants, les lèvres pourpres, son corps tout entier, solide et svelte, rayonnait de joie et de fierté. Un grand foulard de cotonnade rouge à lunes jaunes couvrait sa poitrine ferme, et de gros anneaux d’or lui pendaient aux oreilles. Ses cheveux aile de corbeau, ondulés, lustrés, rejetés en arrière, sans raie sur le sommet de la tête, se nouaient en un chignon énorme sur la nuque, retenus par une épingle d’argent. Une fossette bien placée au milieu du menton arrondi lui donnait une grâce malicieuse et provocante.
Veuve d’un premier mari, après deux ans à peine de mariage, elle avait été abandonnée par le second, parti cinq ans plus tôt pour l’Amérique. La nuit – c’était un secret – par la petite porte de derrière qui donnait sur le potager, quelqu’un venait la voir (un des riches du pays). Aussi les voisines, honnêtes et craignant Dieu, la regardaient-elles d’un mauvais œil ; dans leur for intérieur, elles l’enviaient. Elles lui en voulaient aussi pour une autre raison : on disait dans le pays que, pour se venger de l’abandon de son second mari, elle avait écrit en Amérique des lettres anonymes à des émigrés pour calomnier et déshonorer de pauvres femmes.
– Qui est-ce qui prêche comme ça ? demanda-t-elle en gagnant la rue. Ah ! c’est vous, Jaco Spina. Croyez-moi, mieux vaudrait que nous restions seules à Farnia. Les femmes se mettraient à piocher la terre.
– Les femmes, grogna encore le vieux de sa voix catarrheuse, les femmes ne sont bonnes qu’à une seule et unique chose.
Et il cracha.
– Quelle chose, zio Jaco ? Dites-le tout haut.
– À pleurer et à autre chose.
– Ça en fait au moins deux, alors. Mais voyez, moi, je ne pleure pas.
– Eh ! je le sais bien ! Tu n’as même pas pleuré à la mort de ton premier mari.
– Si c’était moi qui étais morte la première, répliqua Ninfarosa, est-ce qu’il ne se serait pas remarié ? Alors… Voyez celle qui pleure ici pour tout le monde : c’est Maragrazia.
– Ça dépend, prononça jaco Spina, en se recouchant le ventre au soleil, la vieille a de l’eau à rejeter, et elle la rejette aussi par les yeux.
Les voisines se mirent à rire. Maragrazia, secouant sa torpeur, s’écria :
– J’ai perdu deux fils, beaux comme le soleil, et vous ne voulez pas que je pleure.
– De beaux fils, je vous le promets, et qui méritent d’être pleurés, fit Ninfarosa. Ils nagent dans l’abondance, là-bas, et ils vous laissent mourir ici, comme une mendiante.
– Eux sont les enfants, moi, je suis la mère. Comment pourraient-ils comprendre ma peine ?
– Et puis, toutes ces larmes et toute cette peine, à quoi bon ? reprit Ninfarosa. On dit que c’est vous, à force de les tourmenter, qui les avez fait partir.
– Moi ? hurla Maragrazia, en se frappant la poitrine.
Elle se leva, hors d’elle :
– Moi ? Qui a dit cela ?
– Quelqu’un… l’a dit.
– C’est une infamie… Moi ? mes fils ? moi qui…
– Laissez-la dire, interrompit une des voisines, vous ne voyez pas qu’elle plaisante ?
Ninfarosa prolongeait son rire, ondulant sur ses hanches d’un air taquin ; puis, pour se faire pardonner sa cruelle plaisanterie, elle demanda à la vieille d’une voix affectueuse :
– Allons, grand’mère, dites-moi ce que vous voulez.
Maragrazia plongea une main tremblante dans son corsage et en retira une feuille de papier à lettres toute froissée, une enveloppe, et les tendant d’un air suppliant à Ninfarosa :
– Veux-tu me faire encore une fois le plaisir…
– Encore une lettre à écrire ?
– Oui, si tu voulais bien…
Ninfarosa fit la grimace, mais elle savait qu’elle ne se débarrasserait pas de la vieille ; elle la fit entrer.
Sa maison ne ressemblait pas à celles du voisinage. La pièce vaste, un peu sombre quand la porte était fermée, ne prenait jour que par une fenêtre grillée qui s’ouvrait au-dessus de la porte. Elle était blanchie à la chaux, pavée en briques, propre et bien meublée, avec son lit de fer, son armoire, sa commode à dessus de marbre, son guéridon de noyer : mobilier modeste, mais dont Ninfarosa n’aurait pu seule s’offrir le luxe sur ses gains de couturière de campagne.
Elle prit la plume, l’encrier, posa la feuille fripée sur le marbre de la commode et se disposa à écrire, sans s’asseoir :
– Allons, dites, dépêchons-nous.
– Mes chers fils, commença à dicter la vieille.
– Je n’ai plus d’yeux pour pleurer… continua Ninfarosa, avec un soupir de lassitude.
Et la vieille :
– Parce que mes yeux brûlent de vous voir au moins une dernière fois…
– Continuez, continuez, la pressa Ninfarosa. Vous leur avez déjà écrit ça une trentaine de fois au moins.
– Écris quand même. C’est la vérité, ma chérie, tu le vois bien. Écris : Mes chers fils…
– De nouveau.
– Non. Maintenant vient une autre chose. J’y ai pensé toute la nuit. Écoute : Mes chers fils, votre pauvre vieille maman vous promet et vous jure… Marque bien : vous promet et vous jure devant Dieu que, si vous revenez à Farnia, elle vous cédera de son vivant sa maison.
Ninfarosa éclata de rire :
– La maison à présent ? Mais que voulez-vous qu’ils en fassent, riches comme ils sont, de ces quatre murs de craie et de roseaux qui s’écrouleraient rien qu’en soufflant dessus ?
– Écris quand même, répéta la vieille, obstinée… Quatre pierres au pays valent plus qu’un royaume ailleurs. Écris, écris !
– C’est déjà écrit. Qu’est-ce que vous voulez encore ajouter ?
– Mets encore ça : votre pauvre maman, mes chers fils, à présent que l’hiver arrive, tremble de froid : elle voudrait s’acheter un vêtement et ne le peut pas ; veuillez lui faire la charité de lui envoyer au moins un billet de cinq « lire » pour…
– Ça va, ça va, fit Ninfarosa, en pliant la feuille et en la glissant dans l’enveloppe. J’ai tout écrit. Ça suffit…
– Tu as bien marqué pour les cinq « lire », demanda la vieille devant cette hâte inattendue.
– Tout, les cinq « lire » et le reste.
– Tout y est bien ?
– Puisque je vous dis que oui !
– Ma fille, montre un peu de patience avec une pauvre vieille ! Que veux-tu ? Je suis à moitié idiote… Que Dieu te récompense et la sainte Vierge Marie !
Elle prit la lettre, la glissa dans son corsage. Elle avait décidé de la confier au fils de Nunzia Ligreci qui allait à Rosario de Santa-Fé, où habitaient ses fils. Elle partit la lui remettre.
*
* *
Le soir était venu ; déjà les femmes étaient rentrées dans les maisons et presque toutes les portes se fermaient. Par les ruelles étroites, plus âme qui vive. L’allumeur de réverbères, son échelle sur l’épaule, faisait le tour du village pour allumer les quelques lampes à pétrole dont la chiche clarté pleurarde rendait plus tristes encore l’ombre et le silence des ruelles désertes.
La vieille Maragrazia cheminait pliée en deux ; d’une main elle pressait sur son cœur la lettre destinée à ses fils, comme pour transmettre à ce morceau de papier un peu de la chaleur maternelle. De sa main libre, elle se grattait l’épaule, puis la tête. À chaque nouvelle lettre, l’espoir tenace lui revenait d’émouvoir enfin ses fils et de les ramener à elle. En lisant ces mots tout imprégnés des larmes versées par leur mère depuis quatorze ans, comment ses beaux fils, ses tendres fils, pourraient-ils résister ?
Cette fois, à vrai dire, elle n’était qu’à moitié satisfaite de sa lettre. Il lui semblait que Ninfarosa l’avait rédigée trop vite ; elle n’était pas sûre que la dernière partie relative aux cinq « lire » pour un vêtement eût été écrite. Cinq « lire » ? Qu’est-ce que c’était que cinq « lire » pour des fils devenus riches, quand il s’agissait de protéger du froid leur vieille maman ?
À travers les portes closes des chaumines lui parvenaient les cris des mères qui pleuraient le départ prochain de leur enfant. Et Maragrazia, pressant plus fort sa lettre contre son cœur, gémissait :
– Enfants, enfants, comment avez-vous le cœur de partir ? Vous promettez de revenir, et puis vous ne revenez plus… Ah ! pauvres vieilles, ne vous fiez pas à leurs promesses ! Vos fils, comme les miens, ne reviendront plus… plus jamais.
Elle s’arrêta brusquement sous un réverbère. Un pas sonnait dans la ruelle. Qui était-ce ?
Ah ! c’était le nouveau médecin, ce jeune homme arrivé depuis peu, mais qui, à ce qu’on disait, ne tarderait pas à s’en aller. Ce n’était pas qu’il fît mal son métier, mais il était mal vu par les quelques tyranneaux du village. Tous les pauvres gens, au contraire, l’aimaient. Il avait l’air d’un adolescent ; et pourtant il était vieux par l’expérience et le savoir : quand il parlait, chacun demeurait bouche bée. On disait que lui aussi voulait partir pour l’Amérique. Mais il n’avait plus sa mère, lui : il était seul.
– Monsieur le docteur, supplia Maragrazia, voudriez-vous me faire une charité ?
Le jeune docteur s’arrêta en sursaut sous le réverbère. Il réfléchissait tout en marchant et n’avait pas pris garde à la vieille.
– Qui êtes-vous ? Ah ! c’est vous…
Il se rappelait avoir vu souvent ce tas de chiffons au seuil des maisons.
– Voudriez-vous me lire cette lettre que je dois envoyer à mes fils ?
– Si j’y vois suffisamment, dit le docteur qui était myope, en assujettissant son lorgnon.
Maragrazia tira la lettre de son corsage, la lui remit et attendit qu’il commençât à lui relire les phrases dictées par elle à Ninfarosa : – Mes chers fils… – Mais non ! Le docteur n’y voyait pas assez, ou bien il ne parvenait pas à déchiffrer l’écriture : il approchait la feuille de papier de ses yeux, l’écartait pour bien profiter de l’éclairage du réverbère, la retournait d’un côté, de l’autre. À la fin, il demanda :
– Mais qu’est-ce que c’est ?
– Vous ne pouvez pas lire ? questionna timidement Maragrazia.
Le docteur se mit à rire.
– Mais il n’y a rien d’écrit du tout Quatre coups de plume en zigzag. Regardez.
– Comment ! cria la vieille, stupéfaite.
– Regardez vous-même. Rien du tout. Il n’y a pas un mot d’écrit.
– Est-il possible ? fit la vieille. Mais comment ? J’ai tout dicté moi-même à Ninfarosa, un mot après l’autre. Et je l’ai vue qui écrivait…
– Elle a fait semblant, dit le médecin en haussant les épaules.
Maragrazia restait clouée sur place. Brusquement elle se frappa la poitrine :
– Ah ! l’infâme !… Pourquoi me trompait-elle ? Voilà pourquoi mes fils ne me répondent pas ! Elle n’a jamais rien écrit de tout ce que je lui ai dicté… Voilà la raison ! Alors, mes fils ne savent pas dans quel état je suis ? Que je meurs à cause d’eux ? Moi qui les accusais, monsieur le Docteur ! et c’était elle qui se moquait de moi !… Seigneur, comment peut-on trahir ainsi une pauvre mère, une pauvre vieille comme moi ! Oh ! quelle honte !
Le jeune docteur, ému et indigné, essaya d’abord de la calmer un peu ; il se fit expliquer qui était cette Ninfarosa, où elle habitait, pour lui faire le lendemain la semonce qu’elle méritait. Mais la vieille s’inquiétait surtout d’excuser ses fils lointains de leur long silence ; elle se sentait rongée par le remords de les avoir accusés pendant si longtemps de l’abandonner ; elle était sûre à présent qu’ils seraient revenus, qu’ils auraient volé vers elle si une seule des lettres qu’elle avait cru leur envoyer avait été vraiment écrite et leur était parvenue.
Pour en finir, le docteur dut promettre que le lendemain matin il écrirait lui-même une longue lettre pour les deux fils.
– Allons, allons, ne vous désespérez pas. Vous viendrez demain matin chez moi. Maintenant, allez vous reposer. Allez dormir.
Dormir ! Deux heures plus tard, repassant par là, le docteur la retrouva à la même place, qui pleurait, inconsolable, accroupie sous le réverbère. Il lui fit des reproches, l’obligea à se lever, lui ordonna de rentrer chez elle tout de suite.
– Où habitez-vous ?
– Ah ! monsieur le Docteur… J’ai une cabane, dans le bas du pays. J’avais dit à cette saleté d’écrire à mes fils que je la leur céderais de mon vivant, s’ils voulaient revenir. Elle s’est mise à rire, cette dévergondée, parce que ce sont quatre murs de craie et de roseaux. Mais moi…
– Ça va bien. Ça va bien…, interrompit le docteur. Allez vous coucher ! Demain nous n’oublierons pas de parler de la cabane dans la lettre. Allons, venez, je vous accompagne.
– Dieu vous bénisse, monsieur le Docteur, mais que dites-vous ? Votre Seigneurie m’accompagner ! Marchez, marchez devant ; moi, je suis vieille et je marche lentement.
Le docteur lui souhaita une bonne nuit et la quitta. Maragrazia le suivait à distance. Arrivée devant la porte où elle l’avait vu entrer, elle s’arrêta, ramena son châle sur sa tête, s’enveloppa soigneusement, et s’assit sur la marche du seuil, pour y passer la nuit dans l’attente.
À l’aube, elle dormait quand le docteur, qui était matineux, sortit pour ses premières visites. La porte n’avait qu’un seul battant ; quand il l’ouvrit, la vieille dormeuse, qui y était appuyée, tomba à la renverse, à ses pieds.
– C’est vous. Vous vous êtes fait mal ?
– Que Votre Seigneurie me pardonne, balbutia Maragrazia, en s’aidant de ses deux mains, enveloppées dans le châle, pour se relever.
– Vous avez passé la nuit à ma porte ?
– Oui, monsieur le Docteur… Ça ne fait rien. Je suis habituée, s’excusa la vieille. Que voulez-vous ? Je ne peux pas me consoler de la trahison de cette scélérate ! Je la tuerais, monsieur le Docteur. Elle aurait pu me dire que ça l’ennuyait d’écrire ; je serais allée chez quelqu’un d’autre ; je serais venue chez vous qui êtes si bon…
– Oui, attendez un moment ici, dit le docteur. Je vais d’abord passer chez cette bonne personne. Nous écrirons la lettre après. Attendez-moi.
Et il se hâta vers la rue que la vieille lui avait indiquée, le soir précédent. Le hasard voulut qu’il demandât justement à Ninfarosa, qui était déjà dehors, l’adresse exacte de celle à qui il voulait parler.
– C’est moi-même, monsieur le Docteur, répondit en riant et en rougissant Ninfarosa, et elle le pria d’entrer.
Elle avait souvent vu passer dans la ruelle ce jeune médecin au visage d’enfant ; et comme elle se portait à miracle, et n’aurait pas osé simuler une maladie pour le faire appeler, son contentement, mêlé de surprise, éclatait en voyant qu’il était venu de lui-même causer avec elle. Dès qu’elle sut de quoi il s’agissait, le voyant troublé et sévère, elle se pencha, coquette, vers lui, l’air désolé de la peine qu’il avait sans raison, vraiment ! À peine lui fut-il permis de parler, sans commettre l’inconvenance de l’interrompre, qu’elle s’écria, fermant à demi ses beaux yeux noirs :
– Mais pardon, monsieur le Docteur. Vous vous affligez pour de vrai sur le compte de cette vieille folle ? Dans le pays, tout le monde la connaît, monsieur le Docteur, et personne ne s’en inquiète plus. Demandez à qui vous voudrez : tout le monde vous dira qu’elle est folle, réellement folle depuis quatorze ans, vous savez, depuis que ses deux fils sont partis pour l’Amérique. Elle ne veut pas admettre qu’ils l’ont oubliée, comme c’est la vérité, et elle s’obstine à écrire, à écrire… Alors, pour la contenter, vous comprenez, je fais semblant d’écrire des lettres ; ceux qui s’en vont font semblant de les prendre pour les porter à destination. Et la pauvre femme s’illusionne. Mais, si nous faisions toutes comme elle, mon cher monsieur le Docteur, il n’y aurait plus de vie possible. Regardez, moi qui vous parle, j’ai été abandonnée par mon mari… Oui, monsieur. Et savez-vous le toupet qu’il a eu, ce joli coco ? Il m’a envoyé son portrait avec sa bonne amie de là-bas ! Je peux vous le montrer… Ils ont leurs têtes l’une contre l’autre, et ils se tiennent les mains comme ceci… Vous permettez ? Donnez-moi votre main. Comme ça. Et ils rient au nez de ceux qui les regardent : ils me rient au nez, autant dire. Ah ! monsieur le Docteur, on plaint ceux qui partent, on ne plaint pas ceux qui restent. Je pleurais moi aussi, naturellement, les premiers temps, mais ensuite, je me suis fait une raison. À présent… à présent je vis du mieux que je peux et, si j’ai l’occasion de m’amuser, je m’amuse. Il faut prendre la vie comme elle est…
Troublé par cette amabilité provocante, par la sympathie que lui témoignait sans retenue cette belle créature, le docteur baissa les yeux et dit :
– Mais vous, vous avez peut-être de quoi vivre. Tandis que cette pauvre vieille…
– Qui ? elle ? répliqua Ninfarosa avec vivacité. Mais elle a parfaitement de quoi vivre, sans se donner le moindre mal, servie comme une princesse. Elle n’aurait qu’à vouloir. Elle ne veut pas.
– Comment cela ? demanda le docteur stupéfait, en levant les yeux.
Ninfarosa, à l’aspect de ce visage étonné, éclata de rire, découvrant toutes ses dents solides et blanches qui donnaient à son sourire l’éclat splendide de la santé.
– Mais oui ! dit-elle. Elle ne veut pas, monsieur le Docteur. Elle a un autre fils, ici, le plus jeune, qui voudrait la prendre chez lui et ne la laisserait manquer de rien.
– Un autre fils ? Elle…
– Oui, monsieur. Il s’appelle Rocco Trupia. Elle ne veut rien savoir de lui.
– Et pourquoi ?
– Parce qu’elle est folle, je vous l’ai dit. Elle pleure jour et nuit à cause de ces deux-là qui l’ont abandonnée, et elle ne veut même pas accepter un morceau de pain de l’autre qui la supplie à mains jointes. Elle préfère l’aumône des étrangers…
Ne voulant pas montrer encore sa stupéfaction, pour cacher son trouble croissant, le docteur fronça les sourcils et dit :
– Ce dernier fils s’est peut-être mal comporté avec elle.
– Je ne crois pas, dit Ninfarosa. Il est laid, il a toujours l’air grognon, mais il n’est pas méchant. Et quel travailleur ! Son travail, sa femme et ses enfants, il ne sort pas de là. Si vous êtes curieux de le voir, vous n’aurez pas loin à aller… Tenez, vous n’avez qu’à suivre tout droit. Un quart de mille après la sortie du pays, vous trouverez à droite la Maison de la Colonne, comme on l’appelle. Il habite là. Il a une belle propriété en fermage, qui lui rapporte gros. Allez-y, vous verrez que tout est bien comme je vous dis.
Le docteur se leva. Bien disposé par cette conversation, pris au charme de cette tendre matinée de septembre, plus curieux que jamais d’éclaircir cette affaire, il annonça :
– Eh bien, j’y vais…
Ninfarosa porta ses mains à sa nuque pour consolider son chignon autour de l’épingle d’argent et regardant en dessous le docteur, les yeux riants et prometteurs :
– Alors, bonne promenade, dit-elle. Et mes respects !
*
* *
La côte gravie, le docteur s’arrêta pour reprendre haleine. Quelques pauvres masures de chaque côté de la route, le village finissait là. Le chemin débouchait sur la route départementale qui courait en palier, droite et poudreuse, pendant plus d’une lieue, sur le vaste plateau, au milieu des cultures : terres à blé, pour la plupart, où jaunissait le chaume. Un admirable pin parasol se dressait à gauche, ombrelle gigantesque, qui servait de but aux promenades vespérales des « messieurs » de Farnia. Une longue chaîne de montagnes bleuâtres bornait, tout au fond, le plateau ; d’épais nuages d’étoupe semblaient aux aguets derrière : parfois, se détachant des autres, l’un d’eux nageait lentement dans le ciel, passait au-dessus du mont Mirotta qui se dresse derrière Farnia. À son passage, le mont se couvrait d’une ombre foncée, violâtre, et aussitôt après s’éclairait à nouveau. Le calme silence du matin n’était rompu de temps à autre que par les détonations des chasseurs guettant le passage des tourterelles ou l’envol d’une alouette ; à ces détonations succédaient les aboiements furieux, sans fin, des chiens de garde.
Le docteur allait d’un bon pas, jetant un regard sur la terre séchée, qui attendait les premières pluies pour être labourée. Les bras manquaient ; de toute la campagne montait une impression profonde de tristesse et d’abandon.
Ah ! voici là-bas la Maison de la Colonne, ainsi nommée à cause de la colonne d’un vieux temple grec, toute rongée et découronnée, qui soutient un des angles. Pauvre masure, en vérité. Une roba, comme les paysans siciliens nomment leurs habitations rurales. Protégée derrière par une haie épaisse de figuiers de Barbarie, elle s’ornait sur le devant de deux grandes meules de paille, en forme de cône.
– Hé la ! de la roba, appela le docteur qui avait peur des chiens, en s’arrêtant devant une grille rouillée et assez mal en point.
Un petit garçon d’une dizaine d’années répondit à l’appel. Pieds nus, avec une toison de cheveux roux, décolorés par le soleil, et une paire d’yeux verts de bête foraine.
– Il y a un chien ? demanda le docteur.
– Oui, mais il ne mord pas, il « connaît », répondit l’enfant.
– Tu es le fils de Rocco Trupia ?
– Oui, monsieur.
– Où est ton père ?
– Il décharge du fumier, là-bas, avec les mules. Sur le banc de pierre devant la roba, la mère était assise ; elle peignait la fille aînée qui pouvait bien avoir douze ans et qui se tenait sagement assise sur un seau renversé, un bébé de quelques mois sur les genoux. Un autre enfant jouait par terre, au milieu des poules qui n’en avaient pas peur et contre le gré d’un beau coq qui, tout glorieux, dressait le cou et remuait sa crête.
– Je voudrais parler à Rocco Trupia, dit le docteur à la femme. Je suis le nouveau médecin.
La femme resta un moment à le dévisager, troublée, ne comprenant pas ce que le médecin pouvait vouloir à son mari. Elle enfonça sa chemise grossière dans son corsage qui était resté ouvert, – elle venait de donner le sein au dernier-né, – le boutonna et se leva pour offrir une chaise. Le docteur la refusa et se baissa pour caresser le petit qui jouait à terre. L’autre garçon courut appeler son père.
Bientôt on entendit le bruit de gros souliers ferrés, et des figuiers de Barbarie surgit Rocco Trupia, qui marchait courbé, les jambes en cerceau, une main à l’échine, comme la plupart des paysans.
Son large nez épaté, la longueur exagérée de sa lèvre supérieure, rasée, retroussée, lui donnaient un air simiesque ; il était rouge de poil ; son visage pâle était semé de taches de son ; ses yeux verts, enfoncés, lançaient par éclair des regards torves, puis se dérobaient.
Il leva la main et rejetant un peu en arrière sa casquette noire, en guise de salut :
– Je baise les mains à Votre Seigneurie. En quoi puis-je la servir ?
– Voilà. J’étais venu, commença le docteur, pour vous parler de votre mère.
Rocco Trupia se troubla aussitôt :
– Elle ne va pas bien ?
Le docteur se hâta de le rassurer :
– Si, elle va comme d’habitude. Mais elle est si vieille, comprenez-vous, si dénuée de tout, sans soins…
À mesure que le docteur parlait, le trouble de Rocco Trupia grandissait. À la fin, il ne put plus y tenir :
– Monsieur le Docteur, dit-il, je suis à vos ordres pour n’importe quoi. Mais, si Votre Seigneurie est venue ici pour me parler de ma mère, alors, pardon-excuse, je m’en retourne à mon travail.
– Attendez… Je sais que vous n’y êtes pour rien, dit le médecin pour le retenir. On m’a même assuré que vous, au contraire…
– Entrez, monsieur le Docteur, fit brusquement Rocca Trupia, en indiquant la porte de la roba.Maison de pauvres, mais, puisque vous êtes médecin, vous en avez vu d’autres. Je veux vous montrer le lit toujours fait pour cette… bonne vieille : c’est ma mère, je ne puis la nommer autrement. Voici ma femme, voilà mes enfants ; ils peuvent témoigner que je leur ai toujours ordonné de servir, de respecter ma vieille comme la Vierge sainte. Une mère est sacrée, monsieur le Docteur : Qu’est-ce que j’ai fait à la mienne ? Pourquoi me fait-elle honte aux yeux de tout le pays et laisse-t-elle croire de moi qui sait quoi ? J’ai été élevé, monsieur le Docteur, par les parents de mon père, c’est vrai, depuis que j’étais tout petit ; je ne devrais pas la respecter comme une mère ; elle a toujours été dure pour moi ; et pourtant je l’ai toujours respectée et chérie. Quand ses fils, que le diable emporte, sont partis pour l’Amérique, j’ai couru chez elle pour l’amener ici, comme la reine de la maison. Mais non. Elle préfère mendier dans les rues ; il faut qu’elle donne ce spectacle aux gens et me couvre de honte. Monsieur le Docteur, je vous jure que, si un de ses fils revient à Farnia, je le tue pour me venger de cette honte et de toutes les avanies que je subis à cause d’eux depuis quatorze ans : je le tue, aussi vrai que je vous parle, en présence de ma femme et de ces quatre innocents !
Frémissant, plus livide que jamais, Rocco Trupia essuya du bras sa bouche qui écumait. Ses yeux étaient injectés de sang. Le jeune docteur le contemplait, indigné.
– Mais voilà, dit-il enfin, voilà pourquoi votre mère ne veut pas accepter l’hospitalité que vous lui offrez, c’est à cause de votre haine pour vos frères. C’est clair.
– Ma haine ? fit Rocco Trupia, les poings serrés, en se penchant en avant. Oui, de la haine à présent, monsieur le Docteur, pour tout ce qu’ils ont fait souffrir à leur mère et à moi. Mais avant, quand ils étaient ici, je les aimais et les respectais comme des aînés. Et eux, au contraire, deux Caïns pour moi. Écoutez : ils ne travaillaient pas, c’était moi qui travaillais pour tous ; ils venaient ici me dire qu’il n’avaient pas de quoi manger le soir, que notre mère irait au lit le ventre vide et je leur donnais ; ils se saoulaient, ils faisaient la noce avec de sales femmes, et moi, je donnais toujours. Quand ils partirent pour l’Amérique, je me saignai pour eux aux quatre veines. Ma femme peut vous le dire.
– Mais pourquoi alors ? répéta le docteur, comme s’il se parlait à lui-même.
Rocco Trupia eut un ricanement :
– Pourquoi ? Parce que ma mère dit que je ne suis pas son fils.
– Comment ça ?
– Monsieur le Docteur, dites-lui de vous l’expliquer. Je n’ai pas de temps à perdre : les hommes m’attendent là-bas avec les mules chargées de fumier. J’ai du travail, et voyez, je me suis mis sens dessus dessous. Interrogez-la. Je vous baise les mains.
Et Rocco Trupia s’éloigna, comme il était venu, les jambes en cerceau et la main à l’échine. Le docteur le suivit un instant des yeux, puis se tourna vers les enfants, qui semblaient pétrifiés, et vers la femme. La femme joignit les mains et les agitant doucement, les yeux mi-clos, elle eut le soupir des résignés :
– Que la volonté de Dieu soit faite !
*
* *
De retour au village, le docteur voulut éclaircir sans tarder ce cas étrange, qui touchait à l’invraisemblance. La vieille était toujours assise sur la marche de son seuil ; elle n’avait pas bougé ; il l’invita à entrer avec quelque rudesse dans la voix :
– J’ai été parler à votre fils à la Maison de la Colonne, dit-il. Pourquoi m’avez-vous caché que vous aviez un autre fils ?
Maragrazia le regardait, éperdue, atterrée presque ; elle passa ses mains tremblantes sur son front et ses cheveux, puis :
– Ah ! monsieur le Docteur, fit-elle, j’ai les sueurs froides quand on me parle de ce fils. Ne m’en parlez pas, par pitié !
– Mais pourquoi ? demanda le docteur en colère. Qu’est-ce qu’il vous a fait ? Allons, dites !
– Il ne m’a rien fait, se hâta de répondre la vieille. En conscience, je dois le reconnaître ! Il m’a toujours couru après, respectueusement… Mais je… voyez comme je tremble, dès que j’en parle ? Je ne peux pas en parler ! Écoutez, monsieur le Docteur, ce n’est pas mon fils.
Le jeune homme perdit patience ; il s’écria :
– Comment, ce n’est pas votre fils ? Qu’est-ce que vous dites ? Vous êtes idiote ou vous devenez folle ? Est-ce que ce n’est pas vous qui l’avez fait ?
La vieille baissa la tête à cette sortie, elle ferma à demi ses yeux rouges et répondit :
– Oui, monsieur. Je suis peut-être idiote. Folle, non. Plût à Dieu ! Je n’aurais plus tant de peine. Mais il y a des choses que Votre Seigneurie ne peut pas savoir. Vous êtes trop jeune. Moi j’ai les cheveux blancs, je souffre depuis si longtemps, et j’en ai vu… j’en ai vu… J’ai vu des choses, moi, que vous ne pouvez même pas imaginer.
– Eh bien, qu’avez-vous vu ? Parlez !
– Des choses, des choses terribles, soupira la vieille en hochant la tête. Vous n’étiez pas encore né, ni à naître, et moi, je les ai vues de ces yeux qui depuis n’ont cessé de pleurer des larmes de sang. Est-ce que vous avez entendu parler d’un certain Canabardo ?
– Garibaldi ? demanda le docteur, stupéfait.
– Précisément, celui qui vint dans le pays et fit révolter les campagnes et les villes contre toutes les lois des hommes et de Dieu ? Vous en avez entendu parler ?
– Oui, oui. Mais dites. Qu’est-ce que Garibaldi a à voir là-dedans ?
– Il vous faut savoir que ce Canabardo donna l’ordre, en arrivant, d’ouvrir toutes les prisons. Vous imaginez quelle invasion ce fut dans nos campagnes ! Les pires voleurs, les plus terribles assassins, des bêtes fauves, sanguinaires, rendues enragées par leurs années de galère… Il y en avait un surtout, le plus féroce, un certain Cola Camizzi, un chef de brigands qui tuait les pauvres créatures de Dieu comme des mouches, par plaisir…, pour essayer la poudre, disait-il, pour voir si sa carabine portait juste. Celui-là se mit en campagne de nos côtés. Il passa par Farnia avec une bande qu’il avait formée, rien que des paysans ; mais il n’était pas encore satisfait, il en voulait d’autres, et il tuait tous ceux qui refusaient de le suivre. Moi, j’étais mariée depuis quelques années, et j’avais ces deux fils de ma chair qui sont maintenant là-bas en Amérique ! Mon pauvre mari était métayer sur les terres de Pozzetto. Cola Camizzi passa par là et emmena de force mon mari. Deux jours plus tard, je me le vois revenir pâle comme un mort ; il était méconnaissable ; il ne pouvait pas parler ; ses yeux étaient emplis de ce qu’il avait vu, et il cachait ses mains, le pauvre, par dégoût de ce qu’il avait été contraint de faire… Ah ! monsieur le Docteur, mon sang ne fit qu’un tour quand je le vis dans cet état. Je lui criai (Dieu ait son âme) : « Nino, Nino, qu’est-ce que tu as fait ? » Il ne pouvait pas parler. « Tu t’es sauvé ? Et maintenant s’ils te reprennent ? Ils vont te tuer ! » C’était mon cœur, mon cœur qui m’avertissait de tout. Mais lui, sans un mot, s’assit au coin du feu ; il tenait toujours ses mains cachées sous sa veste ; il avait des yeux de fou ; il regardait à terre. Il parla enfin : « Plutôt la mort ! » Il n’ajouta rien. Trois jours il resta caché. Le quatrième il sortit : nous étions pauvres, il fallait travailler. Il sortit pour travailler. Le soir, il ne rentra pas… J’attendis, j’attendis, ah ! Seigneur ! Mais déjà, je savais, j’avais tout deviné. Je me disais pourtant : « Qui sait ? Ils ne l’ont peut-être pas tué. Ils l’ont simplement repris ! » J’appris, six jours plus tard, que Cola Camizzi se trouvait avec sa bande à Montelusa, une propriété des moines qui s’étaient sauvés. Comme une folle, j’y allai. Depuis le Pozzetto, cela faisait plus de six milles de route. C’était une journée de vent, comme je n’en ai plus connu de pareille dans ma vie. Est-ce que vous avez jamais « vu » le vent ? Ce jour-là, on le voyait. On aurait dit que toutes les âmes de ceux qu’ils avaient assassinés criaient vengeance aux hommes et à Dieu. Je me jetai dans ce vent, et il me porta : je hurlais plus fort que lui. Je ne courais pas, je volais : je mis à peine une heure à arriver au couvent, qui était juché tout en haut, au milieu des peupliers noirs. Il y avait une grande cour, entourée de murs. On y entrait par une toute petite porte, à moitié cachée – je la vois encore – par une grande touffe de câpriers plantée dans le mur. Je pris une pierre pour frapper plus fort : je frappai ; ils ne voulaient pas m’ouvrir, mais je frappai tant et tant qu’à la fin ils m’ouvrirent. Ah ! ce que je vis !
Maragrazia se dressa, soulevée d’horreur, les yeux fixes ; sa main s’allongeait, les doigts crispés de dégoût. La voix lui manquait pour continuer :
– À la main…, dit-elle, à la main… ces assassins…
Elle s’arrêta encore, la voix étranglée, elle fit de la main le geste de lancer quelque chose.
– Eh bien ? demanda le docteur, bouleversé.
– Ils jouaient… dans la cour… aux boules… mais avec des têtes d’hommes… noires, pleines de terre…, ils les tenaient par les cheveux… et une, celle de mon mari, c’était Cola Camizzi qui la tenait… Il me la montra. Je jetai un cri qui me déchira la gorge et la poitrine, un cri si fort que les assassins en tremblèrent. Cola Camizzi me serra le cou pour me faire taire, mais un des hommes lui sauta dessus, furieux, et alors, quatre, cinq, dix d’entre eux, encouragés, se jetèrent sur lui, l’entourèrent. Ils étaient excédés. La tyrannie féroce de ce monstre avait fini par les révolter eux-mêmes, et j’eus la joie de le voir étranglé sous mes yeux par ses compagnons, ce chien…
La vieille s’abandonna sur la chaise, à bout de forces, haletante, agitée par un tremblement convulsif.
Le jeune homme la regardait, bouleversé, et sur son visage se mêlaient la pitié, l’horreur et le dégoût. Mais sa stupeur surmontée, il rassembla ses idées et ne parvint pas à saisir de rapport entre cette atroce histoire et l’autre fils. Il questionna.
– Attendez, répondit la vieille, dès qu’elle eut retrouvé son souffle. Celui qui s’était révolté le premier, qui avait pris ma défense, s’appelait Marco Trupia.
– Ah ! s’écria le médecin, Rocco est donc…
– Son fils, reprit Maragrazia. Pensez un peu, monsieur le Docteur, si je pouvais être la femme de cet homme après ce que j’avais vu ! Il me voulut de force ; trois mois il me garda avec lui, enchaînée, bâillonnée, parce que je criais, je le mordais. Au bout de trois mois, la justice finit par le dénicher et l’envoya aux galères, où il ne tarda pas à mourir. Mais j’étais enceinte. Ah ! monsieur le Docteur, je vous le jure, je me serais arraché les entrailles : il me semblait que je couvais un monstre. Je sentais que je ne pourrais pas le voir dans mes bras. À la seule idée de lui donner le sein, je criais comme une perdue. Je faillis mourir quand j’accouchai. Ma mère (Dieu ait son âme) m’assistait ; elle ne me le fit même pas voir : elle le conduisit aussitôt chez les parents du père qui l’ont élevé… Et maintenant, monsieur le Docteur, comprenez-vous que je puisse dire que ce n’est pas mon fils ? Le docteur demeura un instant absorbé dans ses pensées, puis :
– Mais, lui, votre fils, n’a rien fait de mal ?
– Rien ! répondit aussitôt la vieille. Mais quand mes lèvres ont-elles prononcé un seul mot contre lui ? Jamais, monsieur le Docteur. Au contraire… Mais que puis-je y faire, si je ne puis le voir, même de loin ? C’est tout le portrait de son père, le visage, l’allure, jusqu’à la voix… Je me mets à trembler rien qu’en l’apercevant ; j’ai des sueurs froides ! Ce n’est pas moi, c’est tout mon sang qui se révolte. Qu’y puis-je ?
Elle attendit un instant, s’essuyant les yeux du revers de la main ; puis craignant que le convoi des émigrants quittât Farnia sans emporter sa lettre pour ses véritables fils, pour ses fils bien-aimés, elle s’enhardit à nouveau et s’adressant au docteur abîmé dans ses réflexions :
– Si vous vouliez me faire la charité que vous m’avez promise…
Et comme le docteur, sortant de sa rêverie, lui disait qu’il était prêt, elle approcha sa chaise de la table et, une fois de plus, de sa voix trempée de larmes, elle recommença à dicter :
– Mes chers fils…
In Italiano – L’altro figlio (1905)
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