Luigi Pirandello – Extrait de «Comment j’ai écrit “Six personnages en quête d’un auteur»,
paru dans La Revue de Paris, juillet-août 1925
Luigi Pirandello: Comment et pourquoi j’ai écrit «Six personnages en quête d’un auteur»
«”Pourquoi donc, me dis-je, ne représenté-je pas ce cas tout nouveau d’un auteur qui se refuse à faire vivre certains de ses personnages, nés vivants dans son imagination, et oui, ayant désormais la vie infuse en eux, ne se résignent pas à rester hors du monde de l’art? Ils se sont déjà détachés de moi: ils vivent pour leur propre compte; ils ont acquis la parole et le mouvement; ils sont donc devenus, d’eux-mêmes dans cette lutte qu’ils ont dû soutenir contre moi pour vivre, des personnages dramatiques, des personnages qui peuvent bouger et parler tout seuls; ils se voient déjà ainsi eux-mêmes; ils ont appris à se défendre contre moi; ils sauront encore se défendre contre les autres. Et alors, voilà! Laissons-les aller où sont accoutumés d’aller les personnages dramatiques pour être en vie: sur la scène. Et allons voir ce qui en résultera.”
Ainsi ai-je fait. Et il est naturellement arrivé ce qui devait, arriver: un mélange de tragique et de comique, de fantastique et de réalisme, dans une situation humoristique tout à fait nouvelle et d’autant plus complexe; un drame qui, de lui-même, au moyen de ses personnages respirant, parlant, agissant, qui le portent et le souffrent en eux-mêmes, veut à tout prix trouver le moyen d’être représenté; et la comédie dela vaine tentative pour réaliser scéniquement ce drame inattendu. D’abord, la surprise de ces pauvres acteurs d’une troupe dramatique, qui répètent, le jour, unecomédie sur une scène sans coulisses et sans décors; surprise et incrédulité, en voyant apparaître devant eux ces six personnages qui s’annoncent ainsi à la recherche d’un auteur; puis, tout de suite après, l’absence soudaine de la mère en.voiles de deuil, leur intérêt instinctif pour le drame qu’ils entrevoient en elle dans les autres membres de cette étrange famille, drame obscur, équivoque, qui vient s’abattre si inopinément sur cette scène vide, et où rien n’est préparé pour le recevoir; et peu à peu, la croissance de cet intérêt à l’irruption des passions en conflit tantôt dans le père, tantôt dans la bru, tantôt dans le fils, tantôt dans la pauvre mère, passions qui cherchent à l’emporter tour à tour l’une sur l’autre, dans une tragique furie où ils se déchirent.
Et voici que ce sens universel cherché d’abord en vain dans ces six personnages, c’est-eux, venus d’eux-mêmes sur la scène, qui arrivent à le trouver en eux dans l’excitation de la lutte désespérée que chacun mène contre l’autre et que tous mènent contre le Chef de troupe et les acteurs qui ne les comprennent pas.
Sans le vouloir, sans le savoir, sous la poussée de leur âme surexcitée, chacun d’eux, pour se défendre contre les accusations de l’autre, exprime comme sa passion vivante et son tourment tout ce qui, pendant tant d’années, a constitué les préoccupations de. mon esprit: comment, en voulant mutuellement se comprendre, on se trompe, grâce à l’irrémédiable erreur qui provient de l’abstraction vide des mots; comment tout homme a une personnalité multiple selon toutes les possibilités d’être qui se trouvent en chacun de nous; comment enfin il y a un conflit tragique immanent entre la vie qui, continuellement,coule et change, et la forme qui la fixe, immuable.
Deux surtout, parmi ces six personnages, parlent de cette fixité terrible, irrémissible, de leur forme, où ils voient l’un et l’autre exprimé pour toujours, immuablement, leur caractère essentiel, qui signifie, pour l’un, châtiment, et pour l’autre, vengeance; et ils la défendent contre les grimaces jouées et l’inconsciente volubilité des acteurs, ils cherchent à l’imposer au vulgaire Chef de troupe, qui voudrait l’altérer et l’accommoder aux prétendues exigences du théâtre.
Les six personnages ne se présentent point apparemment sur le même plan de formation, mais non parce qu’il y a, parmi eux des figures. de premier au de second plan, c’est-à-dire des “protagonistes” et des “seconds rôles”, ce qui serait alors d’une perspective élémentaire, nécessaire pour toute architecture sçénique ou narrative, non plus parce qu’ils ne sont point tous complètement formés pour ce à quoi ils servent. Ils sont, tous les six, au même point de réalisation artistique, et, tous les six, sur le même plan de réalité, qui est le fantastique comique. Le père, en effet, la bru et même le fils sont réalisés comme esprit; la mère comme nature; comme “présences” le garçon qui regarde en esquissant un geste, et la petite fille, absolument inerte, Ce fait crée entre eux une perspective d’un genre nouveau. Inconsciemment, j’avais eu l’impression qu’il me fallait les faire apparaître certainsplus réalisés, artistiquement, d’autres moins, d’autres à peine dessinés comme les éléments d’un fait à raconter ou à représenter: les plus vivants, les plus complètement créés, le père et la bru, qui s’avancent naturellement plus loin et guident ou traînent le poids presque mort des autres, l’un, le fils, avec répugnance, l’autre; la mère, comme une victime résignée, entre ces deux petites créature qui n’ont pour ainsi dire aucune consistance, sauf à peine dans leur apparence, et qui ont besoin d’être conduites par la main.
Et voilà! voilà comment ils devaient justement apparaître chacun à ce stade de création atteint dans l’imagination de l’auteur au moment où celui-ci voulut les chasser de lui-même.»
LUIGI PIRANDELLO.
Widget not in any sidebars
Se vuoi contribuire, invia il tuo materiale, specificando se e come vuoi essere citato a
collabora@pirandelloweb.com